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MADAME DE STAËL D’APRÈS SES PORTRAITS

tre.[1] » Qui ne se souvient de la supplication implorante par laquelle elle demande à Juliette Récamier de lui laisser la tendresse de Prosper de Barante[2] ? Dans l’ensemble, néanmoins, les succès amoureux de Mme de Staël seraient flatteurs, même pour une très jolie femme. Est-il utile de rappeler qu’elle garda pendant des années deux amants remarquablement beaux aux temps de sa jeunesse, Narbonne, l’homme de cour élégant entre tous, et à la fin de son existence, le jeune Rocca qui avait vingt ans de moins qu’elle ; qu’elle fut liée pendant quatorze ans avec un des intellectuels les plus subtils et les plus fins qui aient jamais existé : Benjamin Constant ? Sa vie de cœur, pareille à celle de beaucoup de femmes brillantes et mal mariées du même temps que ne maintenait pas une religion exacte, fut infiniment variée ; on y peut compter des amours brèves et aussi, il faut le dire, de nombreuses amitiés sentimentales d’une inspiration élevée.

On peut rappeler le nom de Talleyrand et l’attention passagère qu’il accorda à Germaine, celui de Mathieu de Montmorency, l’ami incomparable, capable de faire apparaître un sentiment de joie dans un cœur déchiré par le deuil filial[3], ceux du Suédois Ribbing, connu au temps de la Terreur, du jeune O’Donnel rencontré en Autriche, préfigure de John Rocca, des admirateurs plus lointains qui défilèrent par centaines dans les beaux étés de Coppet.

Comment expliquer ces triomphes éphémères ou durables chez une femme qui n’aurait eu aucun attrait physique ? La situation, l’influence, la fortune énorme que Germaine Necker devait à sa famille n’y furent certainement pas étrangères. Fille de ministre, recevant une dot qui lui valait 500 000 francs de rente, elle fit un mariage où le sentiment ne tenait guère de place mais qui lui donna une influence et une indépendance particulièrement appréciables dans les temps troublés où elle vécut. Devenue ambassadrice de Suède, elle put s’intéresser à la carrière de ses amis : elle contribua à faire de Narbonne un ministre de la Guerre, de Talleyrand, un ministre des Affaires étrangères, de Benjamin, un membre du Tribunat. Pendant la Terreur, elle eut plus de facilité que d’autres pour soustraire les aristocrates qu’elle aimait au danger révolutionnaire ; c’est ainsi qu’elle procura des fonds à Narbonne pour passer en Angleterre, qu’elle fournit à tout un groupe de fugitifs un refuge en Suisse dans la petite ville de Nyon d’abord, à Mézery, près de Lausanne, ensuite. À Coppet, elle hébergea des hôtes nombreux à chaque saison et Benjamin Constant d’une façon presque

  1. Pange, Mme de Staël et François de Pange, Paris, Plon, 1925, in-16, p. 130.
  2. Herriot (Édouard), Mme Récamier et ses amis, Paris, Gallimard, 1934, in-8o, p. 161.
  3. Lettre de Mme de Staël, citée dans Blennerhasset (Lady), Mme de Staël et son temps, Paris, Louis Westhausser, 1890, III, p. 126.