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MADAME DE STAËL D’APRÈS SES PORTRAITS

physique de son interlocutrice n’était pas la cause de son attendrissement : « Une foule de motifs, dit-il, parmi lesquels ne se trouvaient pas, heureusement pour moi, la beauté car elle était laide assaillirent mon âme[1]. » D’autres amis comme la Grande Duchesse de Weimar se servent de termes plus atténués peu jolie, pas du tout jolie[2]. En plus de la laideur proprement dite, des observateurs malveillants reprochent quelquefois à Mme de Staël une certaine vulgarité physique, rachetée il est vrai par l’éducation, et une apparence assez masculine : « À voir son visage et sa tournure, on pourrait la prendre pour une domestique suisse, si la grâce française n’était pas répandue sur sa lourde personne, disait l’Allemand Wieland[3]. » Guibert, qu’elle admira tant dans sa jeunesse, parle de « ses traits plutôt prononcés que délicats[4] » qui annonçaient quelque chose au-dessus de la destinée de son sexe. Les actes des Apôtres, en 1789, la nomment la Bacchante de la Révolution », la seule personne « qui puisse tromper sur son sexe[5]. » Benjamin, dans une heure de colère, l’appelle l’homme-femme[6]. » L’élégiaque Lamartine, lui-même, qui l’aperçut en voiture, à demi voilée par la poussière, sur la route de Coppet, la trouvait « un peu massive, un peu voûtée, un peu colorée pour une apparition[7]. »

Cependant, les succès en amour de Mme de Staël sont aussi certains que sa fâcheuse réputation esthétique. Elle souffrit, il est vrai, de certaines rebuffades plus ou moins déguisées ; elle connut un échec sanglant et public auprès de Bonaparte qui la fit se cabrer, d’autres plus secrets et aussi douloureux auprès de François de Pange et de Prosper de Barante qui lui arrachèrent des supplications d’une humilité poignante. Qui n’a pu lire, en effet, sans avoir des larmes aux yeux, les lettres qu’elle a adressées à François et que cite dans son beau livre la comtesse de Pange : « Quand je m’étais résignée à n’être pas le premier objet d’une âme telle que la vôtre, n’était-ce pas du moins avec la douce idée que vous ne me feriez jamais de mal ?… C’est celui qui a besoin de l’autre qui doit se soumet-

  1. Varnhagen von Ense, Mémoires et Mélanges, I, Lettres de Bollmann du 14 septembre 1792 et du 14 octobre 1793.
  2. Bogarowski, Louise, grande duchesse de Saxe-Weimar, Stuttgart et Berlin, 1903, p. 260.
  3. Usteri (Paul) et Ritter (Eugène), Lettres de Mme de Staël à Henri Meister, Paris, Hachette, 1903, p. 238.
  4. Guibert, Portrait de Mme de Staël, cité dans Necker de Saussure (Mme), Notice sur le caractère et les écrits de Mme de Staël, Paris, Treuttel, 1820, in-8o, p. 40.
  5. Lescure (de), Rivarol et la Société française pendant la Révolution, Paris, Plon, 1883, in-8o, p. 175.
  6. Constant (Benjamin), Journal intime, Paris, Ollendorf, 1895, in-8o, p. 320.
  7. Lamartine, Souvenirs et portrait, Paris, Hachette, 1861, I, p. 295.