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MADAME DE STAËL D’APRÈS SES PORTRAITS

l’œuvre du peintre Borovikovsky[1] qui vécut de 1758 à 1825. La femme du portrait à la figure très brune, aux yeux un peu durs, n’a pas les traits habituels de Mme de Staël. Elle porte de riches et lourds bijoux russes, une robe bleue, un stall jaune. Sur le fond de toile s’élève l’effigie de la grande Catherine.

En Angleterre, où elle se rendit ensuite, Mme de Staël posa devant Thomas Phillips[2], peintre alors à la mode qui exécuta les portraits de beaucoup de personnages célèbres. Cette curieuse et extrêmement expressive image de Mme de Staël, datée de 1814, appartient à la comtesse de Pange[3]. Il la représente dans un moment de fatigue et de dépression profonde, épuisée par la naissance de son enfant tardif, par ses longs voyages, navrée peut-être par les querelles passagères survenues au travers de sa tendre liaison avec John Rocca[4], désolée par la mort lamentable de son fils Albert, tué en duel le précédent été. C’est la seule œuvre de la maturité qui la montre de profil. Le visage apparaît décharné, la joue profondément creusée, la bouche saillante, le nez accusé, les yeux sombres, souffrants, presque moribonds. La pauvre tête est coiffée du turban de la plus belle espèce, empanaché de plumes d’autruches. Nous sommes à trois ans de la mort…[5].

Et voici venir maintenant le portrait du dernier automne, la minia-

  1. Borovikovsky (Wladimir), originaire de la Petite Russie. Catherine II le remarqua lors de son voyage dans cette province et l’appela à Saint-Pétersbourg. Il fit surtout des portraits (Portrait d’un Persan. Portrait de l’empereur Paul Ier) et les peintures de Notre-Dame de Kazan.
  2. Phillips (Thomas), peintre anglais, né à Dudley, dans le comté de Warwich, le 18 octobre 1770, mort à Londres, le 20 avril 1795. Il vient à Londres en 1790, collabore aux vitraux de la chapelle Saint-Georges à Windsor. Parmi ses nombreux portraits, on peut citer ceux de Napoléon, du comte Platov, du poète Crabbe, du comte Grey, de Walter Scott…
  3. Le dessin appartenant à la comtesse de Pange, est exécuté au crayon. Une reproduction à la plume est à la Bibl. nat., Dép. des Estampes.
  4. Cf. Les lettres de Mme de Staël à John Rocca (Revue de Genève. 1929), 28 octobre 1813. « Je me reproche d’avoir été trop vive hier, mais dans de certains moments de peine, de s’entendre dire une foule de choses pénibles, du seul ami dont on attend de la consolation, cela fait mal. Faisons la paix, mais ménagez-moi pour ne pas me donner des torts et pour ne pas en avoir vous-même… » « Je vous demande pardon de ma vivacité d’hier, mais vous me faites mal quand vous me tourmentez tout le jour, ce que mes nerfs ne peuvent supporter et que je parle comme je crierais. Faisons la paix, mais croyez que vous abrégez ma vie quand vous me faites des scènes. C’est le seul avantage qu’elles aient… » « Voilà une lettre qui me paraît plutôt bonne. Venez déjeuner avec moi. Vous êtes rude dans les moments où la plus douce main ferait encore mal. » 22 décembre 1813. « Voulez-vous m’interdire toute conversation littéraire ou politique ? Voulez-vous m’ôter les plaisir les plus innocents de la vie et l’exercice de mes facultés ? Quand un homme aime une femme, il cherche à la rendre heureuse. »
  5. Nous devons les renseignements sur les peintres anglais et russe à la haute compétence de la comtesse de Pange qui a bien voulu nous guider dans cette étude et à qui nous exprimons notre extrême reconnaissance.