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MADAME DE STAËL D’APRÈS SES PORTRAITS

permanente. À celui-ci, en plus, elle ouvrit plusieurs fois sa bourse sous forme de prêts qui ne furent pas remboursés de son vivant. Une chaleur de cœur très vive, un dévouement inlassable qui lui firent risquer jusqu’à sa vie, accompagnaient toujours les bienfaits de Mme de Staël. La reconnaissance y répondit du côté des obligés et devint une nouvelle cause de tendresse que la longueur du temps altéra parfois et changea en chaîne, au moins quand il s’agit du frivole comte de Narbonne et de l’ombrageux Benjamin Constant. Après quelques querelles passagères, la gratitude entière, compagne de l’amour le plus profond, revécut au contraire et dura chez John Rocca, le jeune et dernier mari que Germaine de Staël soigna comme son enfant et qui assista mourant à son agonie. On sent résonner la même note dans l’amitié pure de Christin, le conspirateur suisse, qui, dans sa prison, implorait ainsi qu’une Madone la châtelaine de Coppet : « Au fort de ma détresse, votre image ne m’a pas abandonné un seul instant ; elle était là comme un ange consolateur…[1]. »

La femme à qui de tels accents s’adressent ne fut pas aimée uniquement pour les services rendus. La gloire littéraire qui attira tant d’admirateurs à Germaine de Staël ne lui donna pas ses premières et plus célèbres amours. Les Lettres à Jean-Jacques Rousseau, œuvre de jeunesse, parue en 1788, charmèrent Mme Récamier et ne manquèrent pas de séduire un cercle ami, mais la grande renommée de la femme de lettres ne fut établie qu’en 1802 après Delphine, après Corinne surtout, en 1807. L’intelligence de Mme de Staël pouvait séduire par d’autres moyens, par la collaboration active quand il s’agissait d’un écrivain comme Benjamin Constant, par la conversation surtout, cette conversation étourdissante, tour à tour grave et amusante, « feu roulant d’humour et d’esprit[2] », à laquelle avait préludé l’espièglerie mutine de la petite Germaine Necker et que soutenait une voix trouvée quelquefois trop forte[3], mais le plus souvent « flexible, harmonieuse, agréable[4]. » Il y avait, en effet, chez la châtelaine de Coppet, l’attrait d’une nature extraordinairement vivante, « un feu qui éclaire[5] » suivant l’expression de Rosalie de Constant, plus de flamme qu’il n’en faudrait pour animer dix individualités médiocres.

  1. Barbey (F.), Suisses hors de Suisse. Au service des Rois de la Révolution ; Mme de Staël et Ferdinand Christin, Lausanne, 1913, in-8°, p. 194.
  2. « Ses discours sont des feu roulants d’humour et d’esprit. » Opinion de Bollmann (Varnhagen von ense, Mémoires et mélanges, I, p. 190-193).
  3. « Elle avait une voix masculine », disait de Saugie, témoin peu bienveillant qui la traitait de virago. (Meredith Read, Histoire studies on Vaud. Bern and Savoy, London, Chatto, 1897, II, p. 491).
  4. Mallet (J.-L.), Souvenirs, cités par Kohler, Madame de Staël et la Suisse, Paris, Payot, 1916, in-4°, p. 622.
  5. Achard (L.), Rosalie de Constant, Genève, Eggimann et Cie, 1902 : II, p : 122.