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POÈTES D’AUJOURD’HUI

As-tu pleuré ? — Oui, j’ai pleuré. — As-tu souffert ?
— Oui, j’ai souffert. — Et qu’en as-tu gardé ? — Rien.
Des dates comme de vieilles lettres… Oui, j’ai souffert !
Un mouvement incessant vers des demeures nouvelles
M’a porté jusqu’à vous. — Et les regrets ? — Non. Quels
— Pourtant les lieux que l’on aimait… — J’ai tant voyagé !
Ne vous ai-je pas dit que souvent je me lève
Pour chercher un objet que je crois avoir posé
Dans telle chambre, à tel endroit… « Mais non, je rêve.
C’était à Bordeaux, dis-je,… non, c’était à Lyon…
Ou la dernière fois que je fus à Marseille… »
J’ai quelquefois pleuré de tout ce qui s’éveille
Et renaît d’une si mystérieuse confusion.
— Oui, vous me l’avez dit, c’est vrai, je me rappelle…
Et bien, voici encore une demeure nouvelle
Où vous allez entrer. Ça ne vous effraie pas ?
Combien de temps resterez-vous ?…
Je tâcherai d’être bon ce temps-là…
C’est si joli le ton de vos paupières près des joues !

Tu l’as beaucoup aimé ? — Oui, nous nous sommes séparés
Sans un mot. La voiture allait au pas. Je regardais
La route ; le conducteur était assis
Sur le brancard avec un grand chapeau de feutre gris…
Comme il y a longtemps de cela, mon dieu !
— Douce voix ! douce voix I éternelle figure !
Je te consolerai, tu verras, de mon mieux.
Je voudrais te bercer avec un grand murmure,
D’une religion profonde, sans paroles,
Chère tête, et par avance résigné
Au phénomène argenté de tes pleurs, mon beau saule !
— Je te sens bien à tort tout émotionnée ;
Nous allons entrer là. Il y fait bon vivre : on me l’a dit.
Le pays ravissant que ton désir caresse
Tu le sais chimérique, et vaine ta tristesse !
Étire-toi, va. Étends tes belles mains à la nuit…
— Vous ne m’en voulez pas ? — Non. Et soit béni
L’apprentissage douloureux de tant d’années
Qui t’a suavement habituée aux lèvres…