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le débutant

— Mon cher Paul, je voudrais avoir écrit ton livre et je n’hésiterais pas un seul instant à le publier. Mais il est bon que tu saches à quoi tu t’exposes. Au lendemain de sa publication, il te faudra d’abord déguerpir de L’Éteignoir. Tu connais aussi bien que moi l’esprit de ce journal qui en est rendu à se servir de périphrases d’une demi colonne pour éviter un mot de cinq ou six lettres. Du reste, le Populiste est, pour le moins, aussi convenable. Tous les journaux vont te traiter comme le dernier des misérables, à quelques exceptions près. Et je ne parle pas, bien entendu, de La Fleur de Lys. Ça, c’est le bouquet.

— Mais je ne dis que la vérité.

— C’est beaucoup trop. Puis, ton livre sort de l’ordinaire, c’est un genre nouveau, donc il est mauvais. Et constatation aggravante, on y découvre du talent, même de l’esprit. Pour écrire un livre qui soit digne d’être catalogué parmi les chefs-d’œuvre de notre littérature nationale, il faut faire le niais quand on ne l’est pas, et se montrer autant que possible, plus bête qu’un autre. Ton héroïne est trop humaine pour ne pas être suspecte. Si tu veux qu’elle soit bien accueillie, donne-lui des vertus célestes. Puis, donne comme époux à cette vierge ignorante des choses de ce monde, un beau jeune homme sage et candide qui a bravé mille morts afin de la conquérir. N’oublie pas de leur faire élever ensuite de nombreux enfants, au moins deux ou trois douzaines, dans la pratique de toutes les vertus, et le respect des vieilles traditions. Ce sera une histoire banale, mais à la portée de toutes les intelligences, n’éveillant les scrupules et ne froissant les préjugés de personne, par conséquent, indifférente à tout le monde. Les petites filles la liront sans danger, les vieilles femmes romanesques en parcourront les chapitres après avoir récité leur cha-

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