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le débutant

veau dans la petite chambre, qui avait dû conserver le charme mystérieux de ses rêves enfantins, l’enchanta. Il ne reconnaîtrait plus ses camarades d’école, devenus pour la plupart de solides cultivateurs, mariés et déjà pères de plusieurs enfants ; mais lorsqu’on lui dirait leurs noms, il tendrait avec plaisir la main à tous ces braves gens. Étrangères à la corruption des villes, ces belles filles robustes qu’il avait connues à la danse chez Pierre, Jacques ou Baptiste, après sa sortie du collège, étaient sans doute devenues de superbes mères de famille, franches à la besogne, au travail, comme en amour. Il eut maintenant respiré avec délices l’odeur un peu forte des pièces trop étroites et mal aérées où toute cette jeunesse s’entassait pour se divertir, durant le carnaval. Le violonneux même l’eut attendri. Tel est l’attrait du passé, telle est l’émotion singulière et profonde qui émeut le cœur de l’homme au souvenir du sol qu’il a foulé enfant, où il a grandi insouciant et heureux, entouré d’être bons, au milieu d’objets familiers. Plus tard, il se crée un autre chez-soi, il se familiarise avec d’autres visages et d’autres milieux sociaux, il s’attache aux choses nouvelles qui l’entourent. Mais les paysages de ses premiers enthousiasmes, les scènes et les figures qui ont fait image dans son cerveau enfantin, restent quand même gravés dans sa mémoire et un incident sans importance, un mot, un rien, tout-à-coup les font revivre avec une surprenante intensité. Ce n’est pas il y a dix, vingt ou trente ans qu’il a vu cela, c’était hier, c’est aujourd’hui, c’est à l’instant même. Tout en faisant ses préparatifs de voyage, il fredonnait les vieilles chansons que mademoiselle Tobin lui avait apprises à l’école, chansons naïves et rustiques comme l’air de flûte qui, au siège d’Arras, rappelait aux Gascons la verte douceur des soirs sur la Dordogne.

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