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absolument comme l’esprit anime le corps ? Car rien de plus naturel que la syntaxe d’une langue. Où était-elle avant qu’on l’ait formulée tant bien que mal en règles, avant qu’on en ait fait un corps de lois ? Et comment les grands écrivains des siècles passés, de notre beau siècle littéraire, faisaient-ils pour l’appliquer ? Elle était en eux d’instinct, ils en avaient la science infuse, ils étaient grammairiens sans le savoir. Leur style, leurs tournures, n’ont-ils pas fait, ne font-ils pas autorité ? N’est-ce pas précisément parce que ces hommes supérieurs ont composé des chefs-d’œuvre que le sens des mots se trouve précisé sous ses principales faces ? car il est impossible d’établir à cet égard une précision universelle. Et ce fait instinctif des écrivains ne devient-il pas le fait raisonné du lexicographe ? Nous avons none prodigué Je~ citations, car la toute-puissance des bonnes citations tirées de nos bons livres est trop généralement reconnue aujourd’hui pour qu’un ouvrage du genre de celui-ci puisse s’en passer. Un Dictionnaire sans exemple, a dit Voltaire, est un squelette ; et Voltaire avait raison.

Restent maintenant les acceptions et la synonymie. Le classement des acceptions est d’une importance majeure pour toute langue, et principalement pour la nôtre. Si nous avons beaucoup augmenté le Dictionnaire sous le rapport de la nomenclature, nous n’avons pas moins fait pour ce qui regarde les acceptions et les nuances infinies dans lesquelles un même mot peut être pris. La lecture attentive et réfléchie de nos meilleurs écrivains nous a procuré une multitude de richesses qu’on chercherait vainement ailleurs. Quant aux synonymes, la ligne du lexicographe est facile à tenir ; il n’y a de synonyme, dans une langue que relativement au sens général des mots, et le nombre des synonymes qu’elle possède fait l’une de ses principales richesses ; mais relativement aux nuances propres, aux significations particulières de mots, il n’y a point de synonymie ; d’où la conséquence que l’on ne peut employer un mot ou son équivalent, que lorsqu’il est question du sens général. Aux synonymes proprement dits nous avons souvent ajouté des synonymes simples, c’est-à-dire les mots qu’on peut, dans une foule de cas, employer les uns pour les autres, soit pour éviter une répétition toujours désagréable, soit pour jeter de la variété dans le discours. C’est une innovation dont les jeunes écrivains nous sauront sans doute quelque gré.

Au milieu de toutes les considérations dans lesquelles il nous serait facile d’entrer, il en est une qui nous frappe et que nous ne pouvons nous empêcher de mentionner. Un Dictionnaire, nous l’avons dit, doit être fait pour tout le monde, Mais qu’est-ce que tout le monde ? Selon nous, c’est d’un côté la troupe des écrivains, troupe qui de jour en jour devient plus importante, ne fût-ce que par le nombre ; de l’autre, c’est la masse des citoyens qui se contentent de connaitre, de parler leur langue dans les relations de la vie, on qui cherchent un délassement dans la lecture des ouvrages d’autrui. Cette remarque, toute impie qu’elle est, fait saillir la double utilité que doit offrir un Dictionnaire, relativement à la langue parlée et relativement à la langue écrite. De là cette autre question : Qu’est-ce qu’un Dictionnaire français en particulier ? D’abord, c’est tout ce que doit être un Dictionnaire de langue en général ; et, de plus, c’est un ouvrage dont le caractère distinctif, le cachet national n’est autre que le caractère, le cachet, qui distingue la langue française des autres langues, car, de même que, pour faire un Dictionnaire en général, il faut se mettre au point de vue général des langues ; de même aussi, pour faire particulièrement tel Dictionnaire, il faut se mettre au point de vue particulier de la langue qui fait l’objet de ce Dictionnaire. D’où il résulte que si tous les Dictionnaires doivent avoir les mêmes traits généraux de physionomie, ils doivent aussi se distinguer les uns des autres par des qualités spéciales, et pour le fonds et pour la méthode, qui tiennent à la nature, au génie des langues respectivement traitées dans chacun d’eux. Mais qu’est-ce que la langue française, et quels traits distinctifs un Dictionnaire français en empruntera-t-il ? Ce n’est pas une langue aux sons pleins et forts, aux inversions rapides et énergiques, aux métaphores véhémentes et hardies, aux comparaisons grandioses et sublimes, comme le sont les langues orientales ; ce n’est pas non plus une langue froide, terne, dure, peu propre à rendre l’émotion et la sensibilité, comme le sont les langues hyperboréennes. Placée dans des conditions intermédiaires, c’est une langue recherchée de tous les peuples, à cause de sa clarté élégante, de sa politesse parfaite, de ses habitudes délicates, de la précision de ses termes, de la placidité de ses mouvements, de la simplicité de ses formes ; se prêtant avec un égal bonheur aux abstractions les plus hautes de l’esprit, aux finesses les plus exquises du sentiment, aux convenances les plus fugitives de la société ; ce qui en fait, par excellence, la langue des salons, des relations