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de rapidité dans le développement et l’assouplissement de ses formes ! Cependant la grande impulsion littéraire était donnée ; l’esprit humain, émancipé de haute lutte et secondé par l’invention de la typographie, allait prendre un essor sublime, jusqu’à se brûler les ailes au soleil. Trop longtemps comprimé sous la noble pesanteur du sceptre monarchique, aux mains du grand roi, cet esprit impatient s’agite, sous la régence, et sous le lamentable règne qui la suit. Déjà, sous Louis XVI, la philosophie, cette fille aux allures cavalières et aux libres pensées, a tout envahi, tout mis en question dans l’ordre moral et politique ; les sciences, l’industrie, le commerce, marchent à pas de géant, et l’homme, animé d’une force inouïe, creuse dans les entrailles de la terre, ou lit par delà les plus hauts cieux, pour y surprendre le premier et le dernier des êtres. Enfin la monarchie tombe, et le vieil ordre de choses disparaît avec elle dans un abîme sanglant ; une jeune et ardente génération court à la gloire, s’en ressaisit, s’en accable pendant vingt ans ; puis la paix revient à la faveur d’une royauté mixte, et l’esprit scientifique, commercial, un moment retardé dans son vol, ouvre plus largement les ailes, et s’élance pour ne plus s’arrêter dans le champ infini des découvertes. Tel est le point où nous en sommes, tel est le point où se trouve le peuple français vis-à-vis de la civilisation moderne. Sans doute, ce peuple, debout depuis si longtemps, et si grand parmi les autres par la plénitude des faits qui marquent dans sa vie, n’en est pas encore, nous l’espérons du moins, à cet âge que l’on appelle déclin ou vieillesse, âge si triste pour les individus, et plus triste mille fois pour les empires ; mais on peut dire, sans préjuger témérairement de l’avenir, qu’il a fait plus qu’il ne fera pour sa gloire ; qu’il a écrit la plus grande partie de sa pensée, réalisé la plus grande somme de son action, et qu’il touche à cette maturité de l’existence où la jouissance est permise quand la propriété est légitime, et le repos honorable quand il est noblement acquis.

Aujourd’hui donc, la langue française est incomparablement plus complète que du temps de Louis XIV. Même comme langue usuelle, elle s’est considérablement développée. Comme langue scientifique, politique, etc., etc., quelle extension n’a-t-elle pas prise ! En vérité, nous ne concevons pas le dédain avec lequel de prétendus hommes de lettres, d’autant plus exclusifs qu’ils ont moins d’importance, traitent la nomenclature et les acceptions de la langue, sous le rapport des sciences, de la politique, de l’industrie, du commerce, en un mot, de l’omniprogrès social. Cette nomenclature et ces acceptions ne sont-elles pas le véritable corps de la pensée ? N’est-ce pas avec leur concours que cette pensée s’exerce sur la matière et explore la nature ? Qu’est-ce que la langue usuelle ? C’est la langue en elle-même, dans son expression morale, immatérielle. Mais la langue du travail, la langue de l’action, ne la comptez-vous pour rien ? Est-ce que l’homme, est ce que le genre humain a été jeté sur la terre pour s’y bercer mollement dans l’oisiveté contemplative de la pensée, et non pas pour y travailler simultanément des mains et de la tête, pour tirer de cette terre rebelle tout ce qu’elle est obligée de rendre, sous la fertilisation de ce riche mais bien coûteux engrais qui a nom sueur humaine ? Au dix-septième siècle, nous avons eu proprement la langue littéraire ; au dix-huitième, ç’a été la langue philosophique, tourmentée d’un instinct de réforme, et du besoin de tout raser pour tout rebâtir ; au dix-neuvième appartient la langue de la pensée et de l’action ; en d’autres termes, à ce siècle était réservé de mettre la pensée au service de l’action, et l’action au service de la pensée.

À ce titre, notre époque est tout à fait convenable pour une grande œuvre lexicographique. La langue a besoin non pas d’être bornée, mais fixée, ce qui est une tout autre chose. On borne une langue principalement par la nomenclature et l’acception générique des mots ; on la fixe surtout par la syntaxe et par la détermination figurée des nuances ; aussi entreprenons-nous de donner à la langue française toute la fixité désirable. Selon nous, l’abus des mots est la plus forte cause des mauvais raisonnements ; selon nous, encore, cet abus est étrange aujourd’hui ; ce qui est l’effet inévitable d’une liberté illimitée dans l’esprit et dans les mœurs sociales. Effleurant la question du perfectionnement et de la décadence des lettres, nous poserons en principe qu’une langue se perfectionne ou déchoit par ce qu’elle rejette et par ce qu’elle acquiert ; ce qui nous conduit à examiner quelles proscriptions on fait subir à la langue, et de quelles acquisitions on l’enrichit. Or le nombre actuel des écrivains ou de ceux qui en usurpent le nom est immense; mais combien parmi eux compte-t-on d’écrivains d’élite, ou seulement d’écrivains du second, du troisième ordre ? Certes, si l’on évaluait les auteurs par la supputation des volumes qu’ils publient, nous aurions