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iv


sociales, des études philosophiques, et aussi la langue des affaires, sans l’empêcher d’être éminemment littéraire, comme le prouvent les mille chefs-d’oeuvre qu’elle a produits. En un mot, la langue française est, comme cela doit nécessairement être, en rapport direct, intime, avec le peuple français lui-même, à qui pas un peuple rival ne conteste la prééminence en fait de sociabilité, de politesse, de franchise dans les manières, de générosité, d’élévation dans les instincts, et de merveilleuse aptitude pour les lettres, les sciences, les arts, le commerce, l’industrie, en un mot, pour tout ce qui est du ressort de l’action humaine. Ainsi fixé sur les caractères généraux de la langue française, qui doivent se refléter dans le Dictionnaire de cette langue, si nous nous demandons quel~ rn sont les traits les plus saillants, nous les trouverons dans la finesse des nuances, ainsi que dans la variété des tours ; d’où la double obligation où nous nous sommes trouvé, non-seulement de donner, d’analogie en analogie, du sens propre au sens figuré, les nombreuses acceptions dans lesquelles la plupart des mots sont pris, en établissant, avec le plus de sagacité qu’il nous a été possible, les nuances souvent presque imperceptibles qui séparent les significations l’une de l’autre, et en tenant soigneusement compte de la diversité des styles ; mais encore de multiplier judicieusement les exemples, et de les choisir si bien, que chacun d’eux, même pour une seule acception, présentât le mot dans l’une de ces nuances mobiles, insaisissables, qui font le charme le plus envié de notre langue.

S’il existe un Dictionnaire ainsi fait, où est-il ? qu’on le nomme, qu’on le produise. Serait-ce celui de l’Académie, à choisir entre toutes les éditions qui en ont été données ? Mais sa nomenclature, tout le monde le sait, ne comprend pas la moitié de la langue ; mais on n’y trouve pas une seule étymologie, on n’y fait aucun souci des acceptions, on n’y cite pas la moindre phrase des grands modèles ; mais les sciences, la politique, l’industrie, en sont à peu près bannies ; mais on n’y voit pas la trace de ce grand mouvement intellectuel qui a emporté si loin le monde moderne, et qui recule tous les jours davantage les bornes du connu et du possible. Encore, si la docte assemblée avait pris la peine de compléter ce qu’elle nomme la langue usuelle et littéraire ; si, au moins, elle s’était servie quelque peu du tact incontestable que possèdent ses membres, alors l’étroite sphère dans laquelle elle s’est renfermée n’eût pas paru trop grande pour le peu d’action qu’elle se donne, son œuvre n’eût point été une œuvre morte, la langue ne s’y fût point trouvée à l’état de momie ou de squelette. Car enfin, les académiciens ont fait leurs preuves ; et, si tous n’ont pas monté au faîte de la littérature, la plupart se sont assis à des places honorables. Comment se fait-il donc, après cela, que l’Académie ne veuille ou ne sache pas même vivre de sa propre vie ; qu’elle ne lève dans son Dictionnaire aucune difficulté grammaticale ; qu’elle ne donne aucun aperçu philosophique ; qu’elle se mette à chaque page en contradiction avec elle-même, ce qui est, il faut l’avouer, une bien plaisante chose quand on a mission de mettre tout le monde d’accord ?

Parlerons-nous des Dictionnaires de Laveaux, de Boiste, de Raymond, de Landais, etc. ? À part l’histoire naturelle et un peu de technologie, la nomenclature de Laveaux n’est guère plus étendue que celle de l’Académie ; seulement, çà et là, l’auteur se montre ingénieux, philosophe, linguiste : ce sont des traits isolés, des lueurs éparses qui éclairent, qui relèvent certaines parties ; mais nulle philosophie générale, pas d’esprit d’ensemble, rien qui réunisse ce Dictionnaire en un tout moral et qui y fasse circuler la vie. Boiste a bien vu le mal, mais il n’a pas bien compris le remède. Sans doute, il donne une grande multitude de mots, quelques-uns même de l’ancien langage, qui, s’ils ne sont pas d’un heureux choix, servent néanmoins quelquefois à rappeler un sens perdu, à fixer une signification douteuse, à légitimer une orthographe contestée ; en outre, il a un esprit d’ordre, de méthode, constamment suivi ; les acceptions sont assez logiquement classées, et, de temps en temps, appuyées par des exemples ; cependant, on sent encore de l’hésitation, du tâtonnement ; les étymologies sont données trop légèrement ; le besoin d’économiser l’espace a fait multiplier les abréviations, les signes et les renvois ; un Français a peine à se reconnaître au milieu de ces formules algébriques, pour ainsi dire ; comment un étranger ne s’y perdrait-il pas ? Enfin, à part le défaut de la rareté, les exemples pèchent encore par leur propre qualité et par la source d’où ils découlent ; ce ne sont guère que des auteurs étrangers qui les ont fournis, et leur portée est beaucoup plus morale que littéraire. Assurément la morale est la plus parfaite des choses, et le lexicographe ne choisira jamais avec trop de scrupule les passages dont il s’autorise ; mais c’est précisément le secret d’unir la morale à