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témoignages donnés à son rare mérite que Frédéric, fort indifférent à la géométrie, insista longtemps pour le garder. Quand le départ fut résolu, d’Alembert, toujours empressé à favoriser les talents, proposa au grand Lagrange, alors très jeune, très pauvre et inconnu à Turin, la succession du grand Euler, en réglant avec Frédéric, sans rencontrer ni objections ni refus, les conditions offertes à ce grand homme qui, disait-il, vaudrait bien Euler.

« Je ne demande pas mieux, répondit Frédéric, de changer un géomètre borgne (Euler était presque aveugle) contre un géomètre qui a les deux yeux. »

Lagrange se rendit à Berlin ; mais l’admiration de d’Alembert pour le jeune géomètre dont, sur plus d’un point, les découvertes devaient balancer et quelquefois effacer les siennes, faillit faire tout échouer. Dans la lettre écrite à Lagrange au nom de Frédéric, il était dit que le plus grand géomètre devait, naturellement, venir prendre la place auprès du plus grand roi. Lagrange, dont la vanité n’était pourtant pas le défaut, montra les lignes flatteuses, qui, adressées à un jeune homme jusque-là fort peu remarqué et pourvu d’un très modeste emploi, firent quelque bruit à Turin. À la cour on en fut choqué, et quand Lagrange demanda un congé, on laissa sa demande sans réponse. Il fallut pour décider le roi de Piémont, qui au fond ne se souciait nullement d’un jeune professeur à son école d’artillerie, l’intervention directe de Frédéric, accordée sans hésitation à la demande de d’Alembert.