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« Au milieu de l’abîme sans fin dans lequel je tombais, dit-il dans une  de ses élégies, un rameau pur et tout brillant des reflets du soleil m’était apparu ; mes deux mains l’avaient saisi ; grâce à son céleste secours, j’allais regagner la terre et me trouver encore en face du ciel et  de Dieu. Vous avez été sans pitié ! Vos pieds ont repoussé mes mains  et frappé ma tête ! Vous m’avez rejeté dans le gouffre ! Dieu vous le  pardonne ; mais, c’est un crime que vous avez commis ! un crime dont  il vous sera demandé compte à l’heure suprême où le très-haut jugera  les vivans et les morts. »  

Il ne disait que trop vrai. Ce coup était le dernier pour lui. On éloigna d’Iéna la jeune fille, on la maria même au parent de Frédéric chez  lequel ce dernier l’avait rencontrée, et le jour, à l’heure même où on  célébrait leur union, Hölderlin,  à qui l’on avait caché pourtant la fatale nouvelle, fut ressaisi par la folie, et cette fois il n’en guérit plus.  Ce fut d’abord à des violences et à des accès de fureur qu’il se livra ;   mais bientôt il tomba abruti sous la plus complète idiotie, et il fallut  l’envoyer dans une maison de santé de Tubingue. Par un bizarre effet  de sa bizarre maladie, il ne se rappelait plus les noms de ceux dont il  avait eu à se plaindre. Diotima, Goëthe, étaient pour lui des sons morts  qui n’éveillaient rien dans son cœur. Mais si l’on venait à parler devant lui de sa mère ou de Schiller, une larme coulait sur ses joues, ridées comme celles d’un septuagénaire. Puis il arrachait quelques brins d’herbe avec lesquels il formait de petites couronnes ; il les donnait aux  personnes qui le visitaient, et de sa voix paralytique il répétait les noms  chéris qui seuls parvenaient à jeter un éclair de pensée dans la nuit  épaisse de son intelligence.