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LA TOUR DU TÉLÉGRAPHE

qui agitait encore ses ailes, il le happa de sa gueule souillée d’écume.

Il n’y avait rien là que Cransae n’attendit d’un chien de chasse, et il ne s’en étonna ni ne s’en irrita. Mais il changea de sentiment quand il vit Grélu s’acharner avec une fureur inconcevable sur la malheureuse tadorne, la mordre frénétiquement, essayer de la mettre en pièces. Le vicomte voulut lui faire lâcher prise.

— Grélu, bête maudite, arrière ! disait-il en colère ; est ce ainsi que tu chasses ?… Il va me gâter ce précieux oiseau !… arrière donc, de par tous les diables !

Mais le chien ne l’écoutait pas ; il ne cessait de déchirer sa proie avec frénésie, et se suspendait par les dents au corps de la tadorne que l’on tentait de lui arracher. Le vicomte, poussé à bout ; retira prestement la baguette de son fusil et en cingla plusieurs coups au féroce Grélu. Celui-ci ne parut pas d’abord en tenir compte, et se contenta de faire entendre un grondement sourd et prolongé ; mais comme Cransac levait de nouveau le bras, le chien abandonna tout à coup le canard et regarda le chasseur avec des yeux si farouches, avec une telle expression de menace, que Cransae, pris d’un soupçon terrible, recula de plusieurs pas sans frapper.

Il n’y avait pas à s’y tromper en effet ; ces yeux hagards, cette gueule ouverte et enflammée d’où s’échappait une bave sanguinolente, ces allures tristes et bizarres que le chien avait depuis le départ, et maintenant cette férocité aveugle, irrésistible en disaient assez. Grélu, que son maître avait reconnu malade depuis plusieurs jours, et qu’on avait trainé à la chasse avec tant de peine, Grélu était enragé ; et la fatigue, la chaleur venaient de déterminer un violent accès de son horrible mal.

Le vicomte ne manquait pas de courage ; plusieurs fois il s’était battu en duel ; il n’avait jamais pâli devant une épée nue ou devant un pistolet chargé. La mort ne l’ef-