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LA TOUR DU TÉLÉGRAPHE

Cette villa avait été construite, quelques années auparavant, par un opulent spéculateur de Bordeaux, qui en avait fait ses délices ; mais, le propriétaire ayant été ruiné par une hausse subite des cafés et des clous de girofle, la propriété avait été vendue à un autre spéculateur qui s’était enrichi par la hausse des vins et des alcools. Cependant le nouveau maître, jadis garçon de peine sur le quai des Chartrons, n’osait l’habiter lui-même, et il avait pris le parti de la louer toute meublée, si bien que, au moment où commence cette histoire, elle était occupée par des locataires beaucoup plus en harmonie que lui avec cette aristocratique demeure.

Ces locataires étaient un jeune et beau couple que, dans le voisinage, on appelait les Parisiens, et qui, en effet, à en juger par leur grand train, par leurs manières raffinées, avaient pu appartenir au monde opulent de Paris. Le mari, car on les supposait mari et femme, se nommait le vicomte Hector de Cransac. C’était un homme de trente ans environ, aux traits nobles et réguliers, mais déjà un peu flétris, soit par les soucis de la vie commerciale, soit par des préoccupations d’une nature moins élevée encore. On ne savait pas au juste à quel genre de spéculations il se livrait ; mais on le voyait chaque jour se rendre à la bourse de Bordeaux dans un joli tilbury ; il était en relations avec des personnages éminents du commerce bordelais ; enfin il se montrait en toute occasion généreux jusqu’à la prodigalité, et il n’en fallait pas tant pour lui mériter cette espèce de considération que donne la fortune, à Bordeaux comme à Paris.

La vicomtesse de Cransac était une fort belle personne de vingt-quatre à vingt-cinq ans, toujours mise avec un goût exquis. Elle passait pour être fort spirituelle, quoique un peu dédaigneuse, et c’était à ce dédain de la Parisienne pour des provinciales que l’on attribuait sa réserve envers les dames de Bordeaux. Elle n’en fréquentait aucune et ne recevait personne. Cependant elle ne vivait pas pour cela