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LA TOUR DU TÉLÉGRAPHE

tapées. Ah ! mon matelot… c’est-à-dire monsieur le soldat, quelle misère que cette grande Océante ! Des grains tous les jours, des avaries comme s’il en grêlait ; le matelot n’a pas seulement le temps de tordre sa chemise mouillée. J’étais déjà venu plusieurs fois à Bordeaux ; mais ça ne m’a pas réussi de vouloir encore naviguer sur la mer des Ponentais ; j’en ai assez, qu’on nous laisse dans nos mers, nous les con naissons… Alors la Marie-Jeanne, qui est un vieux navire, tanguait et roulait tellement qu’elle faisait eau de partout. Il a fallu relâcher à Royan ; on a mis à terre la cargaison et congédié l’équipage. À présent, je cherche un embarquement pour un des ports de notre Méditerranée, et si l’on m’y repince dans votre Océan de malheur… À votre santé, soldat !

Et le marin, après avoir trinqué, avala un verre de vin.

— Ainsi, Jacques Rouget, c’est vous qui êtes arrivé hier soir à Bordeaux, par le bateau à vapeur, en compagnie d’un autre matelot ?

Bagasse ! comment le savez-vous ? — Je me trouvais là pour attendre… quelqu’un de ma connaissance ; et, pendant que j’examinais les voyageurs, je vous ai vu avec votre compagnon.

— À la bonne heure !… Alors vous êtes l’homme au chapeau de paille qui a fait si grand peur au Ponentais quand nous courions des bordées sur le quai ?

— Voilà le chapeau de paille, répliqua Fleuriot en désignant sa coiffure restée sur un banc voisin ; mais pour quoi donc ai-je fait peur à votre camarade ? Vous l’a-t-il dit ?

— C’est un drôle de chrétien, tron de l’air ! Après vous avoir rencontré, il a mis tant de voiles au vent que j’avais peine à naviguer de conserve… Et puis, il а viré de bord brusquement ; je n’ai plus pu jeter le grappin sur lui, et je l’ai perdu au milieu de ce tas de fainéants qui croisent dans la ville.