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LA TOUR DU TÉLÉGRAPHE

tions souvent menaçantes. Comme le temps pressait, il s’approcha d’un des piliers du bas-côté et, se haussant sur le piédestal, il chercha des yeux l’homme avec lequel il lui fallait se mettre en rapport sur-le-champ.

De là il dominait cette mer mouvante de têtes qui fluctuait dans la salle. Mais son regard se tourna d’abord vers un angle, à portée de la corbeille, où se tenait habituellement le banquier Colman. Le vicomte ne tarda pas à l’apercevoir à sa place ordinaire, entouré de négociants et de spéculateurs qui semblaient lui demander ses conseils ou ses ordres. Colman était un gros homme, bouffi de graisse et d’importance. Il avait une large figure germanique sans expression, bien que ses yeux décelassent je ne sais quelle astuce mercantile. On le reconnaissait aisément à son costume, toujours le même dans cette saison : pantalon de nankin, habit bleu barbeau à boutons d’or, et ample gilet blanc sur lequel s’étalaient une grosse chaine d’or et de volumineuses breloques de montre ; une fleur ornait prétentieusement sa boutonnière.

Colman, qui passait alors pour le plus opulent capitaliste de la « place » de Bordeaux, était un ancien négociant de Hambourg que des affaires de commerce avaient appelé en France quelques années auparavant ; il s’y était si bien trouvé qu’il n’avait plus voulu la quitter. Colman dirigeait une foule d’entreprises lucratives, et, selon l’usage, on disait de lui « qu’il ne savait pas lui-même le chiffre de sa fortune. » Réellement il menait grand train, faisait grande dépense ; et on avait remarqué, depuis quelque temps surtout, le bonheur constant qui accompagnait ses opérations financières.

Quoi qu’il en fût, le banquier hambourgeois avait en ce moment un air morose ; il ne répondait que par monosyllabes aux questions obséquieuses, aux offres de service dont on l’accablait. Le vicomte, à l’autre extrémité de la salle, ne pouvait réussir à fixer son attention. À la vérité,