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LA TOUR DU TÉLÉGRAPHE

« La dame, comme vous le pensez bien, n’ignorait pas les triomphes de son nez ; aussi ne perdait-elle aucune occasion de le faire voir. Aux noces comme aux enterrements, à la danse comme aux passes d’armes, elle arrivait, pimpante et coquette, avec son illustre nez. Elle le montra si bien qu’il en résulta de nombreux scandales, et qu’un beau jour le seigneur de Puy-Néré lui-même n’eut plus aucun doute sur la tache imprimée à son nom. Comme on était encore à moitié sauvage en ce temps-là, il eut la sottise de se fâcher, et résolut de tirer une vengeance terrible de cet outrage. »

Soit par hasard, soit à dessein, Cransac s’interrompit et parut fort occupé de mettre en ordre les ustensiles dont il était porteur.

— Eh bien ! que fit-il ? demanda Fanny avec empressement.

Le vicomte se mit à rire.

— Je vous y prends, ma chère, répliqua-t-il ; vous ne vouliez pas m’écouter, et, si je m’étais avisé de traiter devant vous quelque grave question historique, vous eussiez songé à tout autre chose. Mais, en votre qualité de femme, tout ce qui touche à une femme prend de l’attrait pour vous, et vous vous intéressez même au nez de cette dame peu vertueuse… Aussi, afin de ne pas vous faire languir, vous dirai-je que le mari, furieux, lui coupa son nez charmant et la confina dans le cachot du donjen pour le reste de ses jours. C’était là une vengeance assez ridicule ; mais, je vous le répète, on était encore très-barbare à cette époque reculée.

« La prisonnière, qui, à partir de ce moment, reçut le nom de Dame au nez coupé, ou Naz-Cisa, ne manifesta aucun repentir de sa faute. Au contraire, chaque fois que son mari, qui seul pénétrait dans sa prison, venait lui apporter de la nourriture, elle l’accablait de railleries mordantes, de sarcasmes amers. En vain essayait-il de lui imposer silence ; Naz-Cisa lui prodiguait les injures les plus capables