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Le comte, en arrivant près des rochers où l’eau bouillonnante tombait en cascades, s’arrêta et sembla réfléchir.

Allait-il confier à l’abîme le cadavre du vicomte de Bouctouche, ou allait-il lui donner une sépulture mystérieuse dans la forêt ?

Il avait oublié d’apporter avec lui une bêche ou une pelle pour creuser une fosse.

Il alla dans la cour d’une métairie et y prit une pelle de fer avec laquelle il creusa la terre.

Lorsque la fosse fut assez profonde, il y déposa le cadavre de son enfant.

Après l’avoir comblée il y mit un tapis de mousse.

Pour avoir un point de repère dans le cas où il lui prendrait fantaisie de montrer à la comtesse la tombe du vicomte de Bouctouche, il grava dans l’écorce d’un bouleau, à la tête de la fosse, ses initiales entrelacées.

Après avoir rapporté la pelle à la métairie, le comte reprit le chemin de sa résidence.

Il pouvait être alors quatre heures du matin.

Les coqs de leur voix stridente et glauque déchiraient les brumes précurseurs de l’aurore.

Le comte étant entré chez lui ferma à clé la porte du salon où son fils avait été exposé et eut un entretien secret avec sa femme.

Lorsqu’il sortit de l’appartement sa figure rayonna de satisfaction, il avait évidemment triomphé des scrupules de la comtesse.

Il vit qu’il n’avait pas de temps à perdre pour rencontrer à Montréal dans l’après-midi Cléophas, le père Sansfaçon et le petit Pite à qui il avait donné rendez-vous chez la mère Gigogne. Le seul train à destination pour Montréal partait à sept heures du matin.

Le comte fit subir à sa toilette une métamorphose complète, car il lui importait de ne pas être reconnu en route par Caraquette.

En arrivant à la gare du chemin de fer, comme il devait attendre une dizaine de minutes, il entra dans l’Hôtel de Beaulieu pour s’accoter l’estomac avec une absinthe. Pendant qu’il s’essuyait la bouche après avoir pris son coup, il pâlit et parut décontenancé.

Dans la chambre voisine un individu à barbe rousse était assis dans une bergère et tirait une touche dans une vieille pipe cernée avec du bon tabac canadien.

Cet individu lançait sur lui sous ses sourcils fauves des regards à percer un madrier de six pouces.

Un seul homme au monde pouvait le fixer avec des regards aussi terribles. L’individu à barbe rousse était Caraquette.