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d’autres, il avait retrouvé dans l’isolement, avec une intensité hallucinante, les tentations auxquelles il avait espéré échapper en fuyant le monde : non seulement les attaques grossières de Satan en personne, mais l’image plus dangereuse d’une. séduisante Romaine, dont la vision le poursuivait et sans cesse le rappelait à Rome. Plus d’une fois il fut près de défaillir ; mais quand il se sentait succomber, il se déchirait le corps sur les ronces et les cailloux. Enfin, il sortit complètement victorieux de cette épreuve, et il fut dès lors affranchi pour toujours des tentations de la chair.

La renommée de la sainteté de Benoît s’étant répandue dans les alentours, les moines d’un couvent voisin, Vicovan, le pressèrent, malgré sa jeunesse, de se charger de leur direction. Il résista d’abord, puis finit par céder à leurs instances. Ces moines se repentirent vite de s’être donné un conducteur trop austère, qui leur refusait, comme l’écrit un pieux auteur, les petits relâchements qui leur étaient familiers ; pour s’en défaire discrètement, ils résolurent de l’empoisonner ; mais quand le vase qui contenait le poison lui fut présenté, le saint fit le signe de la croix et le vase se brisa. — Benoît regagna sa caverne de Sabiaco ; il y fut bientôt recherché par des jeunes gens épris de perfection monastique. Parmi eux se trouvaient deux jeunes patriciens qui tiennent une grande place en l’histoire des bénédictins : Maurus et Placidus, saint Maur, saint Placide (V. ces noms). Un jour que Placidus se noyait dans un lac, Benoît ordonna à Maurus d’aller à son secours ; et Maurus, marchant sur les eaux, sauva son compagnon. Benoît d’ailleurs exerçait sur les eaux un empire toujours obéi : un autre jour, il leur commanda de porter à leur surface la hache d’un Goth, et la hache flotta. Ses disciples se multipliant fort, on assure qu’il fonda en ces lieux douze monastères, chacun composé de douze religieux et dirigé par un père ou abbé. Quelle que soit l’époque de leur fondation, il est certain que douze monastères ont été construits en la solitude voisine de Subiaco : leurs ruines subsistent. Deux seulement sont restés complets : Il sagro speco, qui fut autrefois célèbre par sa bibliothèque et qui posséda la première presse à imprimer employée en Italie ; Santa Scolastica (du nom de la soeur de saint Benoît, jumelle, dit-on). L’antiquité de ce dernier monastère ne saurait être contestée, puisque de tout temps on lui a reconnu préséance sur les autres fondations bénédictines, même sur l’abbaye du Mont-Cassin.

C’est à Subiaco que la légende place la plupart des miracles attribués à saint Benoît. Cependant la puissance de sa sainteté y fut ébranlée par les artifices d’un prêtre jaloux, nommé Florentius, dont le rôle en ces récits personnifie l’antique antagonisme des séculiers et des réguliers. Florentius commença par attenter à la vie du saint par un pain empoisonné, duquel Dieu préserva son serviteur ; il imagina ensuite de faire danser des filles avec des gestes et des postures impudiques, en un lieu où elles pouvaient étre vues des religieux. Pour ne point laisser ces hommes, qui étaient faibles, exposés aux tentations suscitées par un pareil spectacle, Benoît les emmena bien loin dans les solitudes presque inaccessibles du mont Cassin ; mais à la mort de Florentius, il infligea une sévère punition à saint Maur, qui se réjouissait ; il voulut même que ses religieux pleurassent leur persécuteur. — On suppose généralement que ce fut vers 530 que Benoît se retira sur le mont Cassin et qu’il y vécut douze ou treize ans. Sur le sommet de ce mont se trouvait un temple d’Apollon fréquenté encore par les paysans. Benoît le fit démolir par ses religieux et avec les matériaux ils construisirent, de leurs propres mains, le couvent qui devait acquérir une célébrité si grande. Ils défrichèrent et fertilisèrent autour d’eux des terres depuis longtemps incultes et pendant une famine ils nourrirent les populations voisines. Ce fut là, vers 542, que Totila, roi des Ostrogoths, se fit conduire au commencement de son régne et qu’il eut avec Benoît une


entrevue qui ressemble en plusieurs points à la rencontre d’Attila avec sainte Geneviève. Benoît lui prédit ses victoires, puis ses défaites. Peu de temps après le saint mourut, entouré de ses disciples, debout en prière, devant sa fosse qu’il faisait creuser. Au viie siècle (653 ?) ou plus tard, on transporta son corps (ou au moins quelques-uns de ses restes) en l’abbaye de Fleury sur la Loire (Floriacum). — Outre la célèbre Regula monachorum, dont il va être parlé, on a attribué à Benoît les écrits suivants : Sermo de decessu S. Mauri et sociorum ; Epistola ad S. Remigium ; Sermo de passione S. Placidi et sociorum, et un autre ouvrage, d’une authenticité plus douteuse encore : De ordine monachorum. Quelques-unes de ses pensées sont rapportées dans les Sententiæ patrum.

Règle de saint-Benoît. — Il est difficile de dégager de la légende la biographie de Benoît de Nursie ; mais son œuvre appartient à l’histoire ; et la règle dont il est l’auteur suffit pour donner une juste et très haute idée de son caractère et de son intelligence, ainsi que de la puissance d’organisation et de la faculté de gouvernement dont il était doué. Cependant nous avons cru remarquer en beaucoup de livres certaines méprises et certaines confusions sur la part et la place qui doivent lui être assignées en l’histoire du monachisme. Ces erreurs, que les bénédictins n’avaient point intérêt à réfuter, ont été exprimées autrefois et elles ont été propagées jusqu’en notre siècle par le titre de patriarche des moines d’Occident, qui est communément donné à saint Benoît. Avant lui le monachisme, sous sa double forme : ascétisme et étude, florissait en Occident depuis plusieurs générations. S’il avait quelque peu souffert de l’invasion des barbares, il avait, en revanche, grandement opéré en la conversion de ces barbares. Pour notre seul pays, il suffit de citer l’œuvre de Martin de Tours dans les lieux qui furent appelés Marmoutiers, celle de Cassien près de Marseille, celle d’Honorat à Lérins et l’œuvre plus importante encore de Césaire d’Arles, contemporain de Benoît, mais historiquement son aîné. Césaire est l’auteur d’une règle sommaire pour les hommes, laquelle n’a rien de commun avec la l’institution de Benoît, et l’auteur d’une règle fort détaillée pour les femmes, auxquelles Benoît ne paraît pas avoir jamais songé. L’Angleterre possédait aussi d’importants monastères, parmi lesquels Bangor, déjà célèbre par le nombre, la science, le zèle missionnaire et la sainteté de ses religieux. En ces temps-là, c’était la règle de Cassien ou plutôt de Macaire qui était généralement suivie en Espagne et dans le sud de la Gaule. La plupart des religieux italiens avaient adopté celle de Basile, que Ruffin avait traduite en latin. Columban était sorti de Bangor ; quoiqu’il soit postérieur à Benoît, les nombreux monastères qu’il fonda et ceux dont ils déterminèrent la fondadation, Annegray, Luxeuil, Remiremont, Lure, Jouarre, Rebais, Lagny, Montier-en-Der, Laon, Hautvillers, Saint-Omer, Fontenelle, Jumièges, Saint-Gall, Bobbio • étaient régis par une règle reçue de lui et beaucoup plus rigide que celle de Benoît. Ce ne fut point sans rencontrer de résistance que celle-ci s’établit plus tard dans les contrées du N. O. de l’Europe, où dominait la discipline de Columban. Les plus rapides progrès de la règle bénédictine eurent lieu en Italie ; elle y avait été propagée dès le commencement par la faveur des papes ; soixante ans après la mort de Benoît, elle s’y trouva généralement acceptée. En 788, un concile d’Aix-la-Chapelle l’imposa à l’empire, à l’exclusion de toute autre. La date de son introduction en Angleterre est discutée : les uns attribuent cette introduction à Wilfrid, d’autres à Benoît Biscop, Mabillon à Augustin. Au xe siècle, elle fut adoptée en Espagne. On peut affirmer qu’à cette époque elle régissait réellement l’Occident. Non seulement les monastères nouvellement fondis furent construits sur les exigences de cette règle, mais la plupart des anciens furent démolis et rebâtis pour s’y conformer.