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Ch. X


1. Or il vit que des hommes suspects le suivaient et l’épiaient — et il dit à ceux qui étaient restés autour de lui :

2. « Voici que mon heure approche, je ne vous parlerai plus car je vais mourir — mais annoncez ce que je vous ai dit par toute la terre.

3. « Et pour éprouver les hommes s’ils vous demandent ce que vous annoncez — dites-leur : j’annonce l’anarchie.

4. « Et vous rejetterez ceux qui ont peur de ce mot — car un esprit ferme et résolu ne s’effraie pas d’une parole.

5. « Mais maintenant retirez-vous, car il suffit d’une seule victime. » Et ils se retirèrent, pour faire comme il avait dit.

6. Et quand il fut seul, un homme s’approcha de lui et dit avec une feinte douceur : — « Viens avec moi, mon maître désire te parler. »

7. Il pensa : — « Ç’en est fait de moi, mais tout ce que j’avais à dire est dit. » — Et il suivit cet homme à la maison de son maître.

8. Et dès qu’il entra, ils se saisirent brutalement de lui et le jetèrent en prison — riant de lui et de ce qu’il avait annoncé.

9. Le jour suivant ils le menèrent à un tribunal spécial — formé de juges prévenus pour le condamner.

10. Et il vit de faux témoins l’accuser de cent crimes imaginaires. — Les uns absurdes, les autres odieux.

11. Et les juges s’indignaient hypocritement contre lui — et dans la foule beaucoup disaient : « C’est en vérité un grand criminel. »

12. Mais lui, se sachant condamné d’avance, demeura silencieux — et ils le condamnèrent à mort.

13. Et ils le jetèrent dans le cachot des condamnés à mort — et, demeuré seul, il médita.

14. Alors il se souvint d’une vieille femme qui était toute seule bien loin de là — et qui aurait le cœur brisé en apprenant sa mort.

15. Et il revit une petite maison fraîche dans la montagne — entourée d’un jardin agréable et tranquille,

16. Où celle qu’il aimait lui avait dit : — « Je t’aime » pour le retenir — mais dont il s’était enfui sans même goûter un bonheur offert,

17. Pour aller annoncer l’Heure parmi les champs, les villages et les villes — sachant d’avance ce qu’il adviendrait de lui, et comment il finirait.

18. Car l’homme ne fait pas ce qu’il veut — mais ce qu’impose la force des choses.

19. Et il fut envahi d’une angoisse cruelle — et ce fut pour lui comme l’agonie de la mort.

20. Mais lorsqu’il eut amèrement pleuré sur lui et sur ceux qu’ils aimait — son cœur se rasséréna et le calme revint en son cœur.

21. Et il pensa : — « Voici que tout va s’accomplir — comme la logique des choses l’ordonne, et comme je l’avais prévu.

22. « Ainsi que le figuier ne donne que des figues et non d’autres fruits — celui-là qui sent en soi parler la vérité ne peut la taire.

23. « Ni s’attacher à aucune autre chose, qu’à l’annoncer et à la publier — sans se troubler des périls qu’il encourt.

24. « Ce qui paraît aux autres le bonheur, est pour lui fade et sans attrait. — Il ne saurait s’y complaire.

25. « Mais son bonheur est de suivre le penchant de son esprit — bien qu’il sache qu’il prépare ainsi sa perte.

26. « Car la voix qui annonce des vérités menaçantes — importune et trouble les puissants, même au fond des cachots.

27. « S’ils ne peuvent la réduire au silence, ils l’étouffent dans le sang — pour ne plus l’entendre, et pouvoir se croire en sécurité.

28. « Mais ce sang qu’ils versent est un témoignage qu’ils rendent à la vérité — et la mort de celui qui parlait devient le gage de sa parole.