Page:Bernier - Ce que disait la flamme, 1913.djvu/101

Cette page a été validée par deux contributeurs.

pour pénétrer dans nos cœurs ? Qu’importe la race et qu’elle meure, pourvu que tu sois un ingénieur forestier brillant, que je sois médecin ?…

— Nous n’aimons pas notre race, nous ne nous aimons pas les uns les autres ! L’union canadienne-française est un mythe ! Des préjugés nous affaiblissent, des mesquineries nous séparent… Une pensée m’arrive : épouserions-nous la jeune fille d’un vaillant ouvrier des nôtres ?

— Le jeune fille d’un ouvrier ? Quelle idée ! balbutie Jean, interloqué, les yeux élargis de surprise.

Le visage de Lucile Bertrand se dessine avec une netteté captivante. Une douceur amollit le cœur du jeune médecin. Il ne s’était rappelé la jeune fille que deux ou trois fois, avec une tendre pitié, depuis leur rencontre de l’après-midi. Sur le point de communiquer à son père le message qu’elle lui avait confié, Jean ne put le faire, déjoué par un caprice brusque de la conversation. Il a honte de ne plus s’en être soucié. Paul, sans le vouloir, l’accuse et l’afflige : il a suffi de cette pensée-là mystérieusement associée par le hasard à d’autres pour que, dans l’âme intuitive de son compagnon, s’illuminât ce qui était vague, devînt plus près de l’intelligence ce qui fuyait devant elle. À travers ce regard d’une ouvrière qu’il contemple et dont la détresse entre en lui comme une clarté d’aube, il aperçoit