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magnifiques yeux noirs, son aspect grêle et distingué, la mélodie de sa voix, la célébrité de son nom ; tout cela me causait une grande impression.

J’osais à peine répondre à ses questions. Alors, il me fit asseoir doucement près de lui : « Vous aimez beaucoup le théâtre ? — Oh ! non, Monsieur. » Cette réponse inattendue le stupéfia. Il leva ses lourdes paupières sur Mme Guérard qui répondit : « Non, elle n’aime pas le théâtre, mais elle ne veut pas se marier et, par ce fait, elle reste sans fortune, car son père ne lui a laissé que cent mille francs qu’elle ne peut toucher que le jour de son mariage ; alors, sa mère veut lui donner une carrière, car Mme Bernhardt n’a qu’une rente viagère, assez belle, mais enfin ce n’est qu’une rente viagère, et elle ne peut rien laisser à ses filles. Dans ces conditions, elle voudrait que Sarah se créât une indépendance. Mais celle-ci préférerait entrer au couvent. »

Auber dit lentement : « Ça, ce n’est pas une carrière indépendante, mon enfant. Quel âge a-t-elle ? — Elle a quatorze ans et demie, répondit Mme Guérard. — Non, m’écriai-je, je vais avoir quinze ans ! » L’aimable vieillard se mit à sourire : « Dans vingt ans, me dit-il, vous tiendrez moins à la véracité des chiffres. »

Puis, jugeant la visite assez longue, il se leva : « Il paraît, dit-il à « mon petit’dame », il paraît que la mère de cette jeune fille est d’une grande beauté ? — Oh ! très jolie, reprit-elle. — Vous lui exprimerez mes regrets de ne l’avoir point vue, et mes remerciements pour s’être fait si galamment remplacer. » Et il baisa la main de Mme Guérard qui rougit légèrement.

Cette conversation est telle qu’elle eut lieu, mot pour mot. Chaque mouvement, chaque geste de M. Auber se gravaient dans mon cerveau, car ce petit homme plein