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et je ne pouvais discuter avec lui. Il était parti souriant et tranquille, me faisant une caresse amicale et banale. Il était parti, s’en fichant comme de l’an quarante, de cette petite maigrichonne dont on discutait l’avenir. « Mettez-la au Conservatoire ! » Et cette phrase lancée du bout des lèvres était tombée comme une bombe sur ma vie.

Moi, l’enfant rêveuse, qui repoussais ce matin les princes et les rois ; moi dont, ce matin, les mains tremblantes égrenaient des rosaires de rêve ; moi qui, ce matin, il y a quelques heures à peine, sentais mon cœur battre d’une émotion inconnue ; moi qui m’étais levée dans l’attente d’un grand événement ! Tout s’effondrait sous une phrase lourde comme du plomb, meurtrière comme un boulet : « Mettez-la au Conservatoire ! » Et je devinais que cette phrase était le poteau indicateur de ma vie.

Tous ces gens réunis s’étaient arrêtés au tournant d’un carrefour : « Mettez-la au Conservatoire ! »

Je voulais être religieuse : on trouvait cela absurde, idiot, sans raison. « Mettez-la au Conservatoire ! » avait ouvert le champ des discussions, l’horizon d’un avenir.

Seuls, mon oncle Félix Faure et Mlle de Brabender étaient contre cette idée. Ils essayaient vainement de faire comprendre à ma mère qu’avec les cent mille francs que m’avait laissés mon père, je trouverais un mari. Mais maman répliqua que je lui avais déclaré que le mariage me faisait horreur, et que j’attendrais ma majorité pour entrer au couvent.

« Dans ces conditions, disait-elle, Sarah ne touchera pas l’argent de son père ! — Non, certes, affirma le notaire. — Et…, continua ma mère, elle entrerait au couvent comme servante, et cela, je ne le veux pas ! Moi