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temps. Nous avons fait, avec Sophie, de bonnes parties dans ce magnifique parc.

Mais notre plus grande joie était d’aller chez Mme Masson, l’antiquaire de la rue de la Gare. Elle avait une fille : Cécile Masson, jolie comme un amour. À nous trois, nous changions toutes les étiquettes des vases, des tabatières, des éventails, des bijoux ; et quand ce pauvre M. Masson rentrait avec un riche client, car l’antiquaire Masson était connu dans le monde entier, Sophie et moi nous nous cachions pour assister à la fureur du père Masson.

Cécile, l’air innocent, vaquait avec sa mère aux soins du ménage en nous jetant des regards à la dérobée.


Le tourbillon de la vie me sépara brusquement de tous ces êtres que j’aimais. Et un incident, bien futile en lui-même, me fit quitter le couvent plus tôt que ne l’eût voulu ma mère.

C’était un jour de fête. Nous avions deux heures de récréation. Nous marchions en monôme le long du mur qui borde le talus du chemin de fer de la rive gauche, chantant le De profundis, car nous enterrions mon lézard favori. Une vingtaine de mes compagnes suivaient avec moi. Quand tout à coup tomba à nos pieds un shako de soldat.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? — Un shako de soldat ! — Il vient de l’autre côté du mur ! — Oui, oui ! — Écoutez… on se dispute ! » Et, faisant subitement silence, nous entendîmes : « Tu es stupide ! C’est idiot ! C’est le couvent de Grand-Champs ! Comment ravoir mon shako ? » Puis un silence, qui fut déchiré par les cris répercutés d’enfants effrayés, de religieuses cour-