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Je m’étendis sur une longue chaise de paille, et le petit jour me trouva transie et somnolente. Il était cinq heures du matin. Nous étions encore à vingt milles. Cependant le soleil commença à égayer joyeusement les petits nuages blancs, légers comme des flocons de neige. Le souvenir du jeune être aimé me rendit mon courage. Je courus vers ma cabine. Je fis une longue toilette pour tuer le temps. Et, à sept heures, je m’informai près du capitaine. « Nous sommes à douze milles, me dit-il. Dans deux heures, nous serons à terre. — Vous le jurez ? — Je le jure ! » Je retournai sur le pont. Et là, appuyée sur le bastingage, je fouillai le lointain.

Un petit vapeur se dessine dans l’horizon. Je le vois sans le regarder. Attendant toujours le cri de là-bas, là-bas. Tout d’un coup, je vois s’agiter sur le petit vapeur des masses de drapeaux blancs. Je prends ma lorgnette... et je la lâche dans un cri de joie qui me laisse sans forces, sans respiration. Je veux parler... Je ne peux pas... Mon visage devient, parait-il, si blanc, qu’il effraie ceux qui m’entourent. Ma sœur Jeanne pleure en agitant ses bras vers le lointain.

On veut me faire asseoir. Je ne veux pas... Cramponnée au bastingage, je respire les sels qu’on me met sous le nez ! Je laisse des mains amies tamponner mes tempes, mais je regarde, là, ce vapeur qui arrive. Là, est mon bonheur ! ma joie ! ma vie ! mon tout ! plus cher que tout !


Le Diamant, nom du vapeur, s’approche. Un pont d’amour est jeté du petit au grand navire ; pont formé par les battements de nos cœurs, par la charge des baisers gardés depuis tant et tant de jours. Puis, la dé-