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notre cœur ; la mort est toujours là, nous tendant des embûches, épiant tous nos mouvements, et ricanant joyeusement quand le sommeil ferme nos yeux, car nous lui donnons alors la fiction de ce qu’elle sait bien qui sera un jour la réalité.

Le voyage, sauf l’incident raconté plus haut, n’offrit rien de particulier.

Je passais toutes mes nuits sur le pont, fixant l’horizon, espérant attirer à moi cette terre sur laquelle se trouvaient les êtres aimés. Je rentrais vers le matin et dormais tout le jour pour tuer le temps.

Les bateaux, à cette époque, ne faisaient pas le trajet avec la même vitesse qu’aujourd’hui. Les heures me semblaient méchamment longues. L’impatience d’arriver me prit, si violente, que je réclamai le docteur, le priant de me faire dormir dix-huit heures ! Il me fit dormir douze heures avec une assez forte dose de chloral ; et je me sentis plus forte et plus calme pour affronter le choc du bonheur.

Santelli nous avait promis d’arriver le 14 au soir. J’étais prête ; et je piaffais frénétiquement depuis une heure, quand un officier vint me demander si je ne voulais pas aller sur la passerelle, près du commandant qui m’attendait.

Je me rendis en toute hâte avec ma sœur sur la passerelle ; et je compris vite, aux circonlocutions embarrassées de l’aimable Santelli, que nous étions encore trop loin pour espérer entrer en rade cette nuit-là.

Je me mis à sangloter. Je pensai ne plus arriver jamais. Je croyais le gnome triomphant et je pleurai. Le commandant fit de son mieux pour me faire entendre raison. Je descendis de la passerelle, le corps et l’esprit tels des loques mouillées.