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tige me prenait. J’avais gagné mon chien, mais je n’étais plus excitée. J’avais le trac. Tout le monde me regardait, atterré, et augmentait ma peur. Ma sœur était prise d’une crise de nerfs ; et ma pauvre chère Guérard poussait des : « Ah ! mon Dieu, ma petite Sarah ! Ah ! mon Dieu ! etc., etc. » qui fendaient l’âme. Le peintre faisait des croquis.

Heureusement que la compagnie était remontée pour arriver à temps aux rapides. Abbey me suppliait… le pauvre Jarrett me suppliait… Mais non, j’avais le vertige.

J’avais le vertige, je ne voulais plus, je ne pouvais plus passer. Alors Angelo sauta la crevasse et, restant au bord, demanda une planche et une hache. « Bravo ! m’écriai-je du haut de mon rhinocéros. Bravo ! »

La planche fut apportée : une vieille planche noircie, pourrie, que je regardai d’un mauvais œil. La hachette entama la queue de mon rhinocéros et, une fois creusée, la planche fut assujettie de ce côté par Angelo, et tenue par Abbey, Jarrett et Claude de l’autre côté. Je me laissai glisser sur la croupe de mon rhinocéros et je m’engageai, non sans terreur, sur la planche pourrie, si étroite, que je devais mettre un pied devant l’autre : talon sur pointe.

Je rentrai fiévreuse à l’hôtel, où le peintre vint me porter les croquis assez drôles qu’il avait faits. Après une légère collation, je dus repartir par le train qui nous attendait depuis déjà vingt minutes. Tout le monde était installé depuis longtemps.

Je partais sans avoir vu les rapides dans lesquels mon pauvre ami de Pittsburg trouva la mort.