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Puis, devant nous, des petits clochers de glace : les uns, fiers et droits, s’élancent vers le ciel ; d’autres, ouvragés par le vent, semblent des minarets prêts à recevoir le muezzin,

A droite, la cascade tombait aussi bruyante que de l’autre côté ; mais le soleil commençait son évolution vers le couchant et tout prenait une teinte rosée.

Nous étions éclaboussés par l’eau et couverts de petites lames argentées qui pleuvaient sur nous et qui, après une toute petite secousse, se raidissaient sur nos caoutchoucs. C’était un banc de tout petits poissons qu’une mauvaise chance avait poussés dans le courant et qui venaient mourir dans l’éblouissante beauté du soleil couchant.

Il y avait, de l’autre côté, un bloc qui ressemblait à un rhinocéros entrant dans l’eau. « J’adorerais aller là-dessus, m’écriai-je. — Oui, mais c’est impossible, répondit un de mes amis. — Oh ! impossible… Rien n’est impossible ! Il faut le risquer. La crevasse à traverser n’a pas un mètre. — Non, mais elle est profonde, répliqua un peintre qui se trouvait avec nous. — Eh bien, mon chien vient de mourir. Je vous parie un chien à mon choix que j’y vais ! »

Abbey, cherché en toute hâte, arriva juste à temps pour me voir en l’air. Il s’en fallut d’un fil que je ne roulasse dans la crevasse. Mais, une fois sur le dos du rhinocéros, je ne pus me tenir debout. Il était lisse et transparent comme de la glace fabriquée. Je me mis à cheval sur ce dos et m’appuyai à la petite bosse qui emmanchait sa tête, et je déclarai que, si on ne venait pas me chercher, je resterai là, car je n’avais pas le courage de faire un pas sur ce dos glissant. Puis il me semblait que ça remuait un peu. Enfin, je me montais la tête, le ver-