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Puis, de temps en temps, des petits feuillages d’un vert dur ; et, debout sur un monticule de glace, ma silhouette ! C’était à hurler d’horreur, tellement tout cela était laid.

J’esquissai un sourire carré du côté de mon hôtelier, pour le féliciter de son bon goût ; mais je restai pétrifiée en reconnaissant le domestique des frères Th…, mes amis de Pittsburg. Ils m’envoyaient cette monstrueuse caricature de la plus belle chose du monde.

Je lus la lettre que me remit le serviteur : elle fit fondre mon dédain. Ils s’étaient donné tant de mal pour faire comprendre ce qu’ils voulaient ; et ils se sentaient heureux à l’idée de me faire plaisir.

Je congédiai le valet en lui remettant une lettre pour ses maîtres. Puis je priai l’hôtelier de m’expédier cela à Paris avec le plus grand soin. J’espérais bien que ça arriverait en miettes. Mais je restais rêveuse. Comment la passion de mon ami pour les chutes pouvait-elle se concilier avec l’idée d’un pareil présent ? Et, en admettant que son esprit évocateur ait espéré l’exécution possible de son rêve, comment ne s’est-il pas révolté à la vue de cette grotesque imitation ? Comment a-t-il eu le courage de me l’envoyer ? Comment donc mon ami aimait-il les chutes ? Qu’avait-il compris dans ce merveilleux grandiose ?

Depuis qu’il est mort, j’ai interrogé cent fois son souvenir, mais il n’a jamais répondu. Il est mort pour « elles », roulé dans leurs masses, broyé sous leurs caresses ; et je ne peux pas croire qu’il les ait vues belles comme elles sont.

Je fus, très heureusement, appelée pour monter en voiture. Tout le monde installé, on m’attendait. Les chevaux partirent, nous emportant au petit trot fatigué des bêtes de touristes.