Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/628

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coteaux, sautant les tas de pierres. Je le regardais à la dérobée : son visage était calme, mais sa lèvre inférieure avait un léger tremblement que j’avais déjà remarqué chez son frère le sourd.

J’étais devenue nerveuse. Ce froid, ce feu, cette course endiablée, ce tapage des enclumes qui sonnaient des carillons funèbres et souterrains, ces coups de sifflets de forges qui semblaient un appel désespéré déchirant la nuit, ces cheminées qui crachaient leur fumée dans un râle perpétuel, et le vent qui venait de se lever tordant les panaches de fumée en spirales qu’il lançait vers le ciel ou rabattait tout à coup sur nous : toute cette danse échevelée des éléments naturels et combinés me portait sur le système nerveux. Et il était vraiment temps d’arriver à l’hôtel.

Je descendis de la voiture et donnai rendez-vous à mon ami à Buffalo. Hélas ! le pauvre ! Je ne devais plus le revoir. Ce jour même, il prit froid et ne put me rej oindre. Et, l’année d’après, j’appris qu’il venait d’être écrasé contre les rocs en voulant naviguer au milieu des rapides. Il était mort de sa passion, pour sa passion.


Les artistes m’attendaient à l’hôtel. Je ne m’étais plus souvenue qu’il y avait répétition pour La Princesse George à quatre heures et demie. Je remarquai, parmi les artistes, une figure inconnue. Je m’informai. C’était un dessinateur porteur d’un mot de Jarrett. Il demandait à faire quelques croquis de moi. Je le fis installer dans un coin et ne m’en occupai plus. Il fallait se dépêcher de répéter pour se rendre au théâtre assez à temps pour la représentation de Froufrou, que nous jouions le soir.

La répétition, marmottée, bâclée, s’acheva vite, et