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La voiture nous emportait à travers les rues, les places, au milieu des chemins de fer, sous l’énervante trépidation des fils électriques qui sillonnaient le ciel. Nous nous engageons sur un pont qui se balance sous le léger poids de l’américaine. C’est un pont suspendu.

Enfin nous nous arrêtons. Nous voici chez mon ami. Il me présente à son frère, un charmant homme, froid, correct, et si peu bavard que je m’en étonne : « Mon pauvre frère est sourd », me dit mon compagnon.

Et moi qui, depuis cinq minutes, m’évertue de ma voix la plus douce ! Je regarde ce pauvre milliardaire qui vit dans le bruit le plus excentrique et n’entend même pas l’écho lointain de l’infernal tapage. Il n’entend rien, rien, rien. Faut-il l’envier ou le plaindre ?

Ils me firent visiter les fours incandescents, les cuves en ébullition. Ils me conduisirent dans une salle où refroidissaient des disques d’acier ressemblant à des soleils couchants.

Leur chaleur me brûle les poumons. Il me semble que mes cheveux vont prendre feu.

Nous traversons une longue rue étroite, dans laquelle vont en sens contraire des petits trains : les uns chargés de métaux bruts, les autres de métaux incandescents qui irisent l’air sous leur passage. Nous marchons en file indienne dans l’étroit chemin réservé aux piétons entre les rails.

Je suis très peu rassurée, le cœur me bat. Souffletée en sens inverse par le vent des deux trains qui se croisent, je serre étroitement mes jupes pour ne pas être accrochée. Juchée sur mes hauts talons, je crains à chaque pas de glisser sur ce petit pavé gras et charbonneux. Enfin je passe un très mauvais moment. Ce fut avec joie que je quittai cette interminable rue, qui