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Mon ami possédait, en association avec son frère, une grande aciérie et plusieurs puits de pétrole. Je l'avaie connu à Paris et retrouvé à New-York, où il s’était engagé à me conduire à Buffalo pour me faire visiter, ou plutôt m’initier aux chutes du Niagara, pour lesquelles il avait une passion d’amant.

Il partait comme un fou au moment où on s’y attendait le moins et allait se reposer au bord des chutes du Niagara. Le bruit assourdissant des cataractes lui semblait une musique, en comparaison du bruit dur, martelé et strident des forges battant le fer ; et la limpidité des cascades argentées reposait ses yeux, rafraîchissait ses poumons saturés de pétrole et de fumée.

L’américaine de mon ami, attelée de deux trotteurs magnifiques, m’emporta dans un vertigineux tourbillon de boue nous éclaboussant, et de neige nous aveuglant.

Il avait plu depuis huit jours, et Pittsburg n’était pas, en 1881, ce qu’elle est aujourd’hui ; mais elle était quand même une ville émotionnante par son génie commercial. La boue coulait noire dans les rues ; et partout dans le ciel, se dressaient des panaches de fumée opaque, noire, grasse ; mais tout cela avait de la grandeur, car partout le travail était maître. Les trains traversaient les rues, chargés de tonneaux de pétrole, ou bourrés jusqu’au faîte de charbon et de houille.

Le magnifique fleuve l’Ohio entraînait des steamers, des gabarres, et des cargaisons de madriers attachés les uns aux autres et formant d’énormes radeaux qui descendent seuls le fleuve et seront arrêtés au passage par le propriétaire auquel ils sont destinés. Les bois sont marqués, et personne, du reste, ne songe à les prendre. On m’affirme que les transports de bois ne se font plus ainsi, c’est dommage.