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Nous commencions la tournée vertigineuse des petites villes. Arrivant à trois, à quatre, quelquefois à six heures du soir, pour repartir de suite après le spectacle. Je ne quittais mon car que pour aller au théâtre ; et je rentrais aussitôt après me coucher dans mon élégante mais minuscule petite chambre. Je dors très bien en chemin de fer ; et j’éprouvais un immense plaisir à filer ainsi d’une course folle. Assise en dehors sur la petite plate-forme, ou plutôt étendue dans un rocking-chair, je vois se dérouler devant moi le spectacle toujours changeant des plaines, des forêts américaines.

Nous brûlons ainsi Louisville, Cincinnati pour la seconde fois, Columbus, Dayton, Indianapolis, Saint-Joseph, où la bière est la meilleure du monde entier, et où, forcée de descendre à l’hôtel pour cause de réparation à une roue de ma voiture, je fus enlevée, dans le couloir qui conduisait à ma chambre, par un danseur ivre qui prenait part à un grand bal donné dans l’hôtel.

Cette brute me cueillit au moment où je sortais de l’ascenseur, et il m’entraîna, avec des cris de fauve ayant trouvé une proie après cinq jours de jeûne forcé. Mon chien, devenu fou de m’entendre crier, le mordait sérieusement aux jambes, et cela excitait l’ivrogne jusqu’à la folie. On eut grand peine à me délivrer des pattes de cet énergumène.

On me servit à souper. Quel souper !… Heureusement que la bière, fine, légère et blonde, me permettait d’avaler les horreurs servies.

Le bal continua toute la nuit, agrémenté de coups de revolver.