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avaient refusé d’aller déranger une dame à une heure indue de la nuit. Ceux-là pullulaient et me défendaient. C’est donc dans cette atmosphère de bataille que je me présentai au public de Mobile. Je voulais cependant justifier la bonne opinion de mes défenseurs et confondre mes détracteurs.

Oui, mais le gnome était là qui en avait décidé autrement. Mobile était une ville généralement très dédaignée des impresarios. Il n’y a qu’un théâtre. Il était loué par le tragédien Barrett, qui devait faire son apparition six jours après moi. Il ne restait donc qu’une misérable salle, si petite que je ne connais rien à lui comparer. Nous jouions La Dame aux Camélias. Au moment où Marguerite Gautier donne l’ordre de servir le souper, les domestiques, apportant la table servie, essayèrent de la faire entrer par la porte, mais cela fut impossible. Rien n’était plus comique que de voir ces malheureux essayant dans tous les sens.

Le public riait. Et, parmi les rires des spectateurs, il en fut un qui gagna tout le monde. Un nègre de douze ou quinze ans, qui s’était introduit malgré tout, était debout sur une chaise et, les deux mains tenant ses genoux, le corps courbé, la tête en avant, la bouche ouverte, il riait d’un rire si grêle et si strident et d’une continuité si égale, que le fou rire me gagna. Je dus sortir pendant qu’on démontait le fond du décor pour faire entrer la table.

Je revins un peu calmée, mais encore sous la pression d’un rire étouffé.

Nous nous étions assis autour de la table, et le souper s’acheva comme d’habitude. Mais, au moment où les domestiques entraient pour enlever la table, l’un d’eux accrocha le décor, mal rajusté par les machinistes