Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était navrant : toutes les bicoques des noirs étaient effondrées dans les eaux bourbeuses. Ils étaient là par centaines, accroupis sur les épaves mouvantes, la fièvre aux yeux, leurs dents blanches claquant la faim. A droite, à gauche, partout, des cadavres aux ventres ballonnés flottaient, heurtés par des pilotis de bois. Il y avait beaucoup de dames distribuant des vivres, essayant d’entraîner ces malheureux. Non. Ils voulaient rester là. Ils disaient lentement, avec un sourire béat : « L’eau s’en aller. Maison trouvée. Moi refaire. » Et les femmes dodelinaient de la tête en signe d’assentiment.

Quelques alligators s’étaient avancés, portés par les flots. Et deux enfants avaient disparu. Un gosse de quatorze ans venait d’être transporté à l’hôpital, le pied coupé net à la hauteur de la cheville par un de ces monstres. La famille hurlait de fureur. Elle voulait garder le petit. Le rebouteux nègre prétendait qu’il l’aurait guéri en deux jours, et que les rebouteux blancs (lisez médecins) le laisseraient un mois au lit.

Je quittai cette ville avec un regret, car elle ne ressemblait à aucune autre ville visitée jusqu’alors. On était vraiment surpris de se retrouver au complet tant on avait couru — se racontait-on — de dangers divers.

Seul, le coiffeur, un nommé Ibé, ne retrouvait pas son équilibre, ayant été à moitié fou de peur le second jour de notre arrivée. Il dormait généralement au théâtre, dans sa malle à perruques. Pour étrange que cela paraisse, ça n’en est pas moins exact. La première nuit, tout fut comme à l’ordinaire ; mais il réveilla le quartier par ses cris, la seconde nuit. Le malheureux était profondément endormi, quand il s’éveilla, sentant son matelas suspendu au-dessus des perruques, soulevé par des poussées incompréhensibles. Il crut qu’un chat,