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Le train se redressa. Et moitié bondissant, moitié roulant, nous arrivions sur l’autre rive. Derrière nous, un fracas effroyable, une colonne d’eau qui retombe en gerbe bruyante : le pont s’était écroulé.

Pendant plus de huit jours, les trains venant de l’est et du nord ne purent pénétrer dans la ville. Je laissai à ce brave mécanicien ses 12,500 francs ; mais je n’avais pas la conscience tranquille. Et pendant longtemps, mes nuits furent troublées par les plus affreux cauchemars. Quand un ou une artiste me parlait de son bébé, de sa mère, de son mari, qu’il serait si doux de retrouver, je me sentais pâlir, et une profonde émotion m’angoissait. Je me sentais une pitié profonde pour le « moi » que j’étais.


En descendant du train, j’étais plus morte que vivante d’émotion rétrospective. Je dus subir la députation si aimable, mais si fatigante, de mes compatriotes. Puis, chargée de fleurs, je montai dans la voiture qui devait me conduire à l’hôtel.

Les routes étaient des rivières ; et nous étions sur la hauteur. « Le bas de la ville, nous dit le cocher (en français de Marseille), le bas de la ville est inondé jusqu’en haut des maisons. Les nègres sont noyés par centaines. Ah ! bagasse ! » s’écria-t-il en fouettant les chevaux.

Les hôtels à cette époque, étaient infâmes à La Nouvelle-Orléans ; sales, inconfortables, noirs de cancrelats ; et aussitôt les bougies allumées, les chambres se remplissaient de grosses barattes qui bourdonnaient et nous tombaient sur les épaules, s’empêtrant dans les cheveux. Oh ! j’en frémis encore.

Il y avait en même temps que notre compagnie une troupe d’opéra, dont l’étoile était une charmante