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je prenais, car je risquais, sans leur consentement, la vie de trente-deux personnes. Mais il était trop tard, le train lancé avec une effroyable vitesse s’était engagé sur le pont de bateaux.

Je m’étais assise sur la passerelle. Le pont ployait et se balançait, tel un hamac, sous l’effort vertigineux de notre course.

Quand nous fûmes à moitié du pont, il s’enfonça si profondément, que ma sœur me prit le bras et murmura tout bas : « Sœur, nous nous noyons... ça y est... » Et elle ferma les yeux, cramponnée, nerveuse, mais brave. Je crus en effet, comme elle, que la minute suprême était venue. Et, chose abominable, je ne pensai pas une seconde à ceux qui étaient pleins de confiance et de vie, et que je sacrifiais, que je tuais. Je ne pensais qu’à une jeune tête chérie qui allait pleurer.

Et dire que nous logeons en nous notre plus terrible ennemi : « la pensée », laquelle est sans cesse en contradiction avec nos actes ; laquelle se dresse parfois, terrible, perfide, méchante, et que nous essayons de chasser sans y réussir. Nous ne lui obéissons pas toujours, grâce à Dieu ! Mais elle nous poursuit, nous lancine, nous fait souffrir. Que de fois les plus mauvaises pensées nous assaillent ! Et quel combat il faut livrer contre ces filles de notre cerveau !

La colère, l’ambition, la vengeance, font naître les plus détestables pensées, dont on rougit comme d’une tare, qui ne sont pas nôtres, car nous ne les avons pas appelées, mais qui souillent quand même, et qui nous laissent désespérés de n’être pas seuls maîtres de notre âme, de notre cœur, de notre corps et de notre cerveau.

Ma dernière minute n’était pas inscrite pour ce jour-là dans le livre du Destin.