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humanité en éteignant à tout Jamais cet intellectuel qui, revenu à la raison, aurait pu rendre des services à la science et à l’humanité.

La dernière exécution à laquelle j’assistai fut celle de Vaillant, l’anarchiste. C’était un homme énergique et doux, aux idées très avancées, mais pas beaucoup plus avancées que ceux qui, depuis, montèrent au pouvoir.

Il me demandait très souvent des places pour mon théâtre, qui était alors la Renaissance, étant trop pauvre pour se donner le luxe des arts. Ah ! la pauvreté ! quelle triste conseillère ! Et qu’il faudrait être doux à ceux qui souffrent de la misère.

Un jour, Vaillant vint me voir dans ma loge. Je jouais Lorenzaccio. « Ah ! me dit-il, ce Florentin était un anarchiste comme moi ; mais il a tué le tyran, et non la tyrannie ! Ce n’est pas ainsi que moi je procéderai. » Quelques jours après, il jetait une bombe dans un endroit public : la Chambre des députés. Le pauvre fut moins habile que le Florentin qu’il semblait mépriser, car il ne tua personne et ne fit de tort réel qu’à son parti.

J’avais dit qu’on me prévînt du jour de son exécution. Et le soir, au théâtre, un ami vint me dire que l’exécution serait pour le lendemain lundi, à sept heures du matin. Je partis après le théâtre et me rendis rue Merlin, au coin de la rue de la Roquette. Les rues étaient encore très animées, car c’était le Dimanche gras. On chantait, on riait, on dansait un peu partout. J’attendis toute la nuit. Je n’avais pu obtenir d’aller dans la prison. Je restai assise au balcon du premier étage que j’avais loué. La nuit glaciale et brumeuse m’enveloppait de sa tristesse. Je ne sentais pas le froid, car mon