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En arrivant, nous vîmes défiler, sur un petit pont élevé et étroit, des centaines de cochons pressés, pilés, grognant et renâclant. Notre voiture passa sous ce pont et s’arrêta devant un groupe d’hommes qui nous attendaient. Le directeur des stock-yards nous reçut et nous précéda dans ses abattoirs spéciaux.

En entrant dans l’immense hangar, faiblement éclairé par des fenêtres aux carreaux gras et rougeoyants, une odeur abominable vous saisit à la gorge, odeur qui ne vous quitte que quelques jours après. Une buée sanglante s’élève de partout, tel un nuage léger flottant au versant d’une montagne et éclairé par un soleil couchant. Un charivari infernal vous tympanise le cerveau : les plaintes presque humaines des porcs égorgés, les coups violents des couperets tranchant les membres, les han ! successifs de l’éventreur qui, dans un geste d’ampleur superbe, lève la lourde hache et d’un seul coup ouvre de haut en bas la malheureuse bête pendue à un croc et qui se débat ; dans l’épouvante de la minute entrevue, le grincement continue du rasoir tournant qui, en une seconde, dépoile le tronçon que lui a jeté la machine qui avait coupé les quatre pattes ; le sifflet laissant échapper la vapeur des eaux chaudes dans lesquelles est ébouillantée la tête de l’animal ; le clapotis des eaux changées ; la cascade des eaux jetées ; le grondement des petits trains emportant sous de larges voûtes les voitures chargées de jambons, boudins, etc., etc.. Tout cela soutenu par la cloche des locomotives avertissant du danger de sa venue et qui, dans cet endroit d’effroyable massacre, semble le perpétuel glas de misérables agonies...

Rien, rien n’était plus hoffmannesque que cette tuerie des porcs à la date où je parle, car, depuis un