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car je me sentais en sûreté près de cet artiste plein de bravoure et de sang-froid, et qui était doué d’une force herculéenne ; il ne lui manquait, pour être parfait, que d’avoir du talent : il n’en avait aucun et il n’en eut jamais.

Le fleuve, le Saint-Laurent, était pris presque en entier, et nous le traversâmes en voiture, le long d’une route indiquée par deux rangées de branchages piqués dans la glace. Nous avions quatre voitures, et Canghnanwaga se trouve à 5 kilomètres de Montréal.

Ce voyage pour se rendre chez les Iroquois fut délicieusement enchanteur. On me présenta le chef, père et maire des tribus iroquoises. Hélas ! ce chef de jadis — fils du « Grand Aigle blanc », — surnommé dans son enfance Soleil des Nuits, vendait à cette heure, sous de tristes bardes européennes, des liqueurs, du fil, des aiguilles, du chanvre, de la graisse de porc, du chocolat, etc., etc.

Il n’a gardé de ses courses folles dans les forêts sauvages d’antan — quand il courait nu sur la terre libre encore de tout servage — il n’a gardé que la stupeur du taureau encloué par les cornes. Il est vrai de dire qu’il vend aussi de l’eau-de-vie et qu’il s’abreuve comme eux tous, à cette source d’oubli.

Le Soleil des Nuits me présenta sa fille, une enfant de dix-huit à vingt ans, sans beauté, sans saveur et sans grâce. Elle se mit au piano et joua je ne sais plus quel air à la mode.

J’avais hâte de quitter cette boutique, abri de ces deux victimes de la civilisation.

Je visitai Canghnanwaga et n’y pris aucun plaisir. Le même enserrement du gosier, la même angoisse rétrospective me laissaient révoltée contre la lâcheté des