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nous dirigeâmes vers le grand, l’immense salon de mon appartement, car il eût fallu une bicyclette pour arpenter sans fatigue mes chambres, salon et salle à manger dans toute leur longueur.

Je fus frappée, en ouvrant la porte, par la beauté de l’homme qui était devant moi. D’une taille élevée, les épaules larges, la tête petite, le regard dur, les cheveux frisés et touffus, le teint basané, cet homme était beau, mais inquiétant. Il rougit légèrement à ma vue. Je lui exprimai ma reconnaissance et m’excusai de ma sotte faiblesse. Je pris avec joie le bouquet de violettes qu’il me tendit.

Au moment de prendre congé, il me dit assez bas : « Si jamais vous apprenez qui je suis, jurez-moi. Madame, de ne penser qu’au léger service que je vous ai rendu. » À l’instant même, Jarrett entrait, le visage blanc. Il s’approcha de l’étranger et lui parla en anglais. Je pus cependant saisir les mots : « détective… porte… assassinat… impossibilité… Nouvelle-Orléans… »

Le teint basané s’était couvert de craie. Sa narine se dilata en regardant la porte. Puis, l’impossibilité de fuir lui apparaissant nette, il regarda Jarrett et d’une voix tranchante et froide comme un silex : « Well ! » fit-il en se dirigeant vers la porte.

Mes mains ouvertes par la stupeur avaient laissé tomber son bouquet, qu’il ramassa en me regardant d’un air suppliant et interrogateur. Je compris, et lui dis à très haute voix : « Je vous le jure. Monsieur. »

Cet homme disparut avec ses fleurs. J’entendais le brouhaha de gens derrière la porte, et la foule dans la rue. Je ne voulus rien savoir. Quand ma sœur,