Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/580

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Salut donc, ô Sarah ! salut, ô doña Sol !
Lorsque ton pied mignon vient fouler notre sol,
____Te montrer de l’indifférence
Serait à notre sang nous-mêmes faire affront,
Car l’étoile qui luit la plus belle à ton front
____C’est encore celle de la France !

Louis Fréchette.


Il lut très bien, c’est vrai ; mais ces vers, lus ainsi, sous vingt-deux degrés de froid, à une pauvre femme abasourdie par une Marseillaise endiablée, étourdie par les hurrahs fous de dix mille poitrines en délire de patriotisme, cela dépassait mes forces.

Je faisais des efforts inouïs pour résister, mais je fus terrassée par la fatigue : tout me sembla tourner en une folle farandole. Je me sentis enlever de terre et j’entendis une voix qui me semblait d’un ailleurs lointain : « Place ! Place à notre Française ! » Puis je n’entendis plus rien et ne retrouvai mes sens que dans ma chambre de l’hôtel Windsor.

Ma sœur Jeanne avait été séparée de moi par la poussée de la foule ; mais le poète Fréchette, Canadien français, lui fit faire escorte et la ramena quelques instants après, saine et sauve, mais tremblante pour moi. Et elle me raconta ceci :

« Figure-toi qu’au moment où la foule te pressait, prise de terreur en te voyant renverser la tête, les yeux clos, sur l’épaule d’Abbey, je me mis à crier : « Au secours ! On tue ma sœur ! » J’étais devenue folle. Un homme d’une taille colossale, qui nous suivait depuis longtemps, jouant des coudes et des reins pour écarter la tourbe enthousiaste mais forcenée, se jeta d’un brusque mouvement au-devant de toi, assez tôt pour t’empêcher