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mante et distinguée avec laquelle je suis restée liée d’amitié, quoiqu’elle n’aime pas beaucoup les Français.

Je vis le hautain et froid Abbey s’avancer avec grâce et courtoisie vers l’un de ces hommes qui me suivaient. Tous deux levèrent leur chapeau, puis se dirigèrent, suivis de l’étrange et brutale escouade, vers le milieu de la scène.

Alors, je devins spectatrice du plus étrange des spectacles : Au milieu de la scène étaient rangées mes quarante-deux malles. Sur un signe, vingt hommes se détachèrent et se placèrent, chaque homme entre deux malles. Puis, d’un geste prompt, ils soulevèrent de la main droite, de la main gauche, le couvercle de la malle placée à droite, placée à gauche.

Jarrett, le front plissé, le rictus méchant, tenait les clefs, qu’il m’avait demandées le matin pour les formalités de la douane. «Oh ! rien... disait-il. Soyez tranquille. » Et l’habitude que j’avais du parfait respect envers mes bagages dans tous les pays où j’avais été, m’avait rendue confiante.

Le principal personnage du vilain groupe s’approcha de moi, conduit par Abbey.

Je venais d’être mise au courant par Jarrett. C’était « la Douane », institution abominable dans tous les pays et plus encore dans celui-là que dans aucun autre.

Je m’étais préparée ; et je reçus avec beaucoup d’affabilité ce bourreau de la patience du voyageur. Il souleva le melon qui lui servait de coiffe et me dit, sans ôter le cigare de sa bouche, une phrase incompréhensible ; puis, se tournant vers son escouade, il fit un geste brusque souligné d’un mot sec ; et les quarante mains sales de ces vingt hommes s’abattirent sur mes satins, mes velours, mes dentelles.