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avec des gros yeux et des ouïes ; mais il n’y avait pas d’écailles ; c’était le corps poilu de César qu’on verrait.

Je m’occupais néanmoins du costume de Louise Buguet, auquel je travaillais avec les sœurs Sainte-Cécile et Jeanne qui étaient directrices de la lingerie.

Aux répétitions, on ne pouvait arracher un mot à l’ange Raphaël. Elle restait bouche bée sur la petite estrade, ses beaux yeux perlant des larmes ; elle arrêtait tous les mouvements, tout en me jetant des appels éplorés. Je lui soufflais. Je me levais, courais vers elle, l’embrassais et lui soufflais dans l’oreille toute sa tirade. Je commençais à en être.

Enfin, deux jours avant la solennité, la répétition générale commença. Et dès que l’ange apparut, oh ! combien joli ! il s’affaissa sur le banc, sanglotant, implorant : « Oh ! non, je ne pourrai jamais ! — En effet, elle ne pourra jamais… » soupira mère Sainte-Sophie.

Alors, folle d’orgueil, de joie et d’aplomb, oubliant le chagrin de ma petite amie, je bondis sur l’estrade et, debout sur le banc sur lequel pleurait effondré l’ange Raphaël : « Ma mère, ma mère, je sais sa part ! Voulez-vous que je la répète ? — Oui, oui ! s’écria-t-on de tous les bancs. — Oh ! oui, tu le sais si bien… » dit Louise Buguet. Et elle voulut me coiffer du bandeau. « Non, laisse ! Je vais répéter comme ça, d’abord. »

On recommença le second tableau, et je fis mon entrée, armée d’une longue branche de saule ; et je commençai :

« Ne crains rien, Tobie, je serai ton conducteur. J’écarterai de ta route les ronces et les pierres. La fatigue t’accable. Repose-toi. — Moi, je veille ! »

…Et Tobie accablé se couchait au bord… de cinq mètres de jaconas bleu qui, allongés et serpentant, représentaient le Tigre.