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et un peu fou, mais je trouvais cela d’un bon augure.

Je suis tellement superstitieuse que, si j’étais entrée sans soleil, j’aurais été désolée et en inquiétude jusqu’après ma première représentation. C’est vraiment torturant d’être superstitieuse à ce point ; et, pour mon malheur, je le suis maintenant dix fois plus qu’à cette époque, car, outre les superstitions de mon pays, j’ai, ayant beaucoup voyagé, ajouté à mon cas toutes les superstitions des autres pays. Je les ai toutes ! toutes ! Et, aux moments graves de ma vie, elles se dressent en légions armées pour ou contre moi ! Je ne puis faire un pas, un mouvement, un geste, m’asseoir, sortir, me coucher, me lever, regarder le ciel ou la terre, sans trouver une excuse à espérer ou désespérer, jusqu’au moment où, exaspérée par ces entraves volontaires de ma pensée contre mes actions, je jette un défi à toutes mes superstitions et j’agis comme je veux agir.

Heureuse de ce qui me semblait être un bon pronostic, je me mis gaiement à ma toilette.

M. Jarrett venait de frapper à ma porte : « Madame, je vous supplie d’être vite prête, car il y a plusieurs bateaux pavoises aux couleurs françaises qui viennent au-devant de vous. »

Je jetai un regard vers mon hublot, et je vis un steamer dont le pont était noir de monde ; puis deux autres petits bateaux non moins chargés que le premier. Le soleil éclairait tous ces pavillons français.

Le cœur me battait un peu. J’étais sans nouvelles aucunes depuis douze jours, car l’Amérique avait mis douze jours, malgré la bonne volonté de notre brave capitaine.

Un homme venait de sauter sur le pont. Je courus vers lui et je tendis la main, ne pouvant articuler un