Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/536

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’au naufrage. Admettez ce qui a déjà eu lieu — que nous soyons pendant des mois ballottés et falots sur la mer démontée… Vous ne pouvez avoir des vivres pour mille bouches pour deux mois… ou trois ?… — Non, certes, dit sèchement le commissaire, un très aimable homme, très susceptible. — Alors, qu’est-ce que vous feriez ? — Eh bien… et vous ? interpella le capitaine Jouclas, très amusé par la tête pincée du commissaire. — Moi, je ferais un bateau pour émigrants, et un pour passagers ; et je trouve que ce serait justice ! — Oui, mais ce serait ruineux. — Non. Celui pour les classes riches serait un steamer comme celui-ci ; et celui pour les émigrants, un bateau à voiles. — Mais, chère Madame, ce serait injuste aussi, car le steamer irait bien plus vite que le bateau à voiles. — Ceci n’a aucune importance, capitaine : les gens riches sont toujours pressés, les malheureux ne le sont jamais. Et puis, pour ce qui les attend… Là où ils vont… — C’est la terre promise !

— Oh ! les pauvres ! les pauvres ! La terre promise… le Dakota ou le Colorado ! Le jour, c’est le soleil qui bout le cerveau, crevasse la terre, dessèche les sources et enfante les innombrables moustiques qui piquent la peau et talonnent la patience ! La terre promise !… la nuit, c’est le froid terrible qui mord les yeux, ankylose les membres et crevasse les poumons ! La terre promise !… c’est la mort dans quelque coin, après des appels vains à la justice de ses compatriotes ; c’est la mort dans un sanglot, la mort à travers un terrible juron de haine ! Et tous doivent être recueillis par Dieu, car c’est pitié de penser que tous ces pauvres êtres sont livrés, pieds liés par la souffrance, poings liés par l’espérance, à des négriers qui