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derrière moi, à côté de moi, sous mes pieds ; et qui se répercutait dans le lointain comme les rires « à la cantonade » au théâtre.

Je me tenais contre le docteur. Il me sentit inquiète. « Bah ! me dit-il en riant, on se défendrait ! — Mais combien pourrait-on sauver de passagers, docteur, si nous étions en réel péril ? — Deux cents… deux cent cinquante… au plus, avec toutes les embarcations à l’eau, et en admettant que toutes arrivent à bon port. — Mais il y a sept cent soixante émigrants, m’a dit le commissaire ; nous sommes à peine cent vingt, nous, les passagers ; combien comptez-vous pour les officiers, les hommes d’équipage et le personnel du bateau ? — Cent soixante-dix, reprit le docteur. — Donc nous sommes en tout mille cinquante, et vous ne pouvez en sauver que deux cent cinquante ? — Oui. — Mais alors je comprends la haine de ces émigrants que vous embarquez comme des bestiaux, que vous traitez comme des nègres, et qui sont absolument certains qu’en cas de danger ce sont eux que vous sacrifieriez ! — Mais on les sauverait à leur tour. »

Je regardais avec épouvante l’homme qui me parlait. Il avait l’air honnête ; et il pensait ce qu’il disait.

Ainsi, ces pauvres êtres, trahis par la vie, malmenés par la société, n’auraient droit à la vie qu’après d’autres plus heureux ?… Oh ! comme je comprenais le mauvais drôle à la hachette et au casse-tête ! Combien, à cette minute, j’approuvais les revolvers et les couteaux cachés dans les ceintures ! Oui, il avait raison, le grand diable roux : puisque nous voulions les premières places, toujours les premières places, eh bien, nous aurions les premières places… et houp ! dans l’eau !

« Eh bien, êtes-vous contente ? dit le capitaine qui