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ses lèvres, une gouttelette de sang. Il l’essuya vivement, afin qu’elle ne tombât pas sur le joli costume comme l’autre petite tache. Je remis à l’artiste les quatre mille francs, qu’il prit en tremblant. Il murmura quelques paroles inintelligibles et disparut.

« Emporte ce costume ! Emportez-le ! » criai-je à « mon petit’dame » et à ma femme de chambre. Et je sanglotai d’un chagrin si profond que je restai toute la soirée sous l’oppression des hoquets. Personne ne comprenait mon chagrin. Mais moi, je me maudissais d’avoir tant harcelé le pauvre homme. C’était visible qu’il allait mourir. Et je me trouvais, par l’enchaînement des circonstances dont j’avais forgé le premier chaînon, complice de la mort de cet homme, de cet enfant de vingt-deux ans, de cet artiste d’avenir.

Je ne voulus jamais mettre ce costume. Il est encore dans son carton jauni. Ses broderies d’or se sont brunies par le temps ; et la petite tache de sang a légèrement rongé l’étoffe.

Quant au pauvre artiste, j’appris sa mort pendant mon séjour à Londres au mois de mai, car, avant de partir pour l’Amérique, je signai avec Hollingshead et Mayer, les imprésarios de la Comédie, un contrat qui me liait à eux du 24 mai au 27 juin (1880).


C’est pendant cette période que fut plaidé le procès que me faisait la Comédie-Française. Maître Barboux ne me consulta sur rien, et mes succès à Londres sans la Comédie achevèrent d’irriter le comité, la presse et le public.

Maître Allou, dans son réquisitoire, prétendit que le public de Londres, très vite lassé de moi, ne voulait plus venir aux représentations données par la Comédie