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chère Sarah, car tu as la soif ambitieuse de la Gloire. Moi, je ne comprends rien à cela, je n’aime que l’ombre et le repos. »

Je la regardai avec envie. Elle était si belle avec ses yeux mouillés, sa figure aux lignes pures et reposées, son sourire las. Je me demandai, anxieuse, si le bonheur n’était pas dans ce calme, dans ce dédain de toutes choses.

Je l’interrogeai doucement pour savoir : elle me dit que le Théâtre l’ennuyait, qu’elle y avait eu tant de déboires. Son mariage ? Elle en frissonnait encore de déplaisir. Sa maternité ne lui donnait que des chagrins. L’amour l’avait laissée le cœur broyé, le corps désemparé. Ses beaux yeux menaçaient d’éteindre leur lumière. Ses jambes étaient enflées et ne la portaient qu’à regret. Elle me dit tout cela de ce même ton calme, un peu lassé.

Ce qui m’avait charmé tout à l’heure me glaçait maintenant, car sa haine du mouvement venait de l’impuissance de ses yeux, de ses jambes ; et son amour de l’ombre n’était que l’apaisement nécessaire aux blessures de sa vie déjà vécue.


L’amour de vivre me reprit plus violent que jamais. Je remerciai ma belle amie et profitai de ses conseils ; car, à partir de ce jour, je m’armai pour la lutte, aimant mieux mourir en plein combat que m’éteindre dans les regrets d’une vie manquée. Je ne voulus plus pleurer des turpitudes débitées contre moi. Je ne voulus plus souffrir des injustices. Je pris le parti de me défendre.

L’occasion ne se fit pas attendre.

On jouait L’Étrangère pour la seconde fois (le 21 juin 1879) en matinée.