Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/467

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec moi six sculptures et dix tableaux et j’en fis une exposition dans Piccadilly.

J’envoyai des invitations, une centaine à peu près. Son Altesse Royale le prince de Galles me fit prévenir qu’il viendrait avec la princesse. Toute la haute aristocratie anglaise, toutes les célébrités de Londres vinrent à cette ouverture. J’avais lancé cent invitations, il vint douze cents personnes. J’étais ravie, je m’amusais follement.

M. Gladstone me fit le grand honneur de causer avec moi plus de dix minutes. Cet homme au cerveau génial parlait de tout avec une grâce particulière. Il me demanda mon impression sur les attaques que quelques pasteurs lançaient contre la Comédie-Française et contre la profession damnable d’artiste dramatique.

Je répondis que je regardais notre art aussi profitable à la morale que le sermon d’un prédicateur catholique ou protestant.

« Mais, expliquez-moi, Mademoiselle, quelle est la leçon morale qu’on peut tirer de Phèdre ? — Oh ! Monsieur Gladstone, vous me surprenez un peu. Phèdre étant une tragédie antique, les mœurs et la moralité sont d’une optique différente de la nôtre et de la moralité de notre société actuelle. Cependant j’y trouve le châtiment de la vieille nourrice Œnone, qui commet le crime atroce d’accuser un innocent. L’amour de Phèdre est excusé par la fatalité qui pèse sur sa famille et s’abat impitoyable sur elle. Aujourd’hui, cette fatalité s’appellerait atavisme, car Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé. Quant à Thésée, son verdict sans appel, acte arbitraire et monstrueux, est puni par la mort de ce fils tant chéri, le seul et dernier espoir de sa vie. On ne doit jamais créer de l’irréparable ! — Ah ! me dit